Marius de Zayas, acteur de la modernité

La vie ne cesse de faire des avances, il suffit de savoir les déceler et d’y répondre. Dans son ouvrage La sagesse et la destinée, qu’on ne relit jamais sans puiser d’utiles leçons, Maurice Maeterlinck qui obtint le Prix Nobel de littérature en 1911, aborde de mille manières cette vérité et rappelle que le destin est d’abord affaire de travail, d’engagements respectés, de risques affrontés, d’imagination, de considération envers les autres, d’élégance aussi. Marius de Zayas est à cet égard un bel exemple.
Les hasards jouent avec ses diagonales personnelles, celles-là même qui de la province d’Aragon, de Cuba, de la Normandie par sa grand’mère, du Pérou, se rejoignent à Veracruz, au Mexique où il naît le 13 mars 1880. Ensuite viennent la France et les États-Unis, deux ancrages également fondateurs. D’une rive de l’Atlantique à l’autre, sans jamais se soucier de notoriété, il deviendra grâce à son intelligence et son énergie un acteur qui compte dans le milieu artistique de son époque. Ce magnifique coffret restitue à un personnage comme on aimerait en croiser une place plus que méritée. Laissant un legs à la mesure de son existence et de ses apports à la modernité de l’art, les deux injustement oubliés, il offrira à beaucoup le double plaisir de les découvrir.
Poète, avocat, romancier, journaliste, le père de Marius de Zayas est aussi brillant qu’entreprenant. La famille a de l’argent et l’esprit large. Marius n’est pas un mauvais élève, il n’est pas élève du tout écrit son fils Rodrigo de Zayas, auteur de cette biographie, la première à paraître. Mais le jeune Marius aime lire des livres de philosophie, de mathématiques, d’histoire, de sciences, d’archéologie. Sa passion dominante, le dessin. Il se fait la main, si on peut dire, auprès de Daumier, Gavarni, Félicien Rops, Caran d’Ache et d’autres, sans oublier les maîtres japonais qui lui enseignent la valeur de l’essentialité du trait.
La caricature, qui est pour lui la synthèse graphique et plastique de l’analyse des individus, sera son domaine d’excellence. Il a trouvé son style, alerte, acerbe, enlevé, économe en détails et riche en lignes. Humour incisif, effets inattendus, une psychologie mise à nue en quelques contrastes et nuances de couleurs, sa signature devient internationale.
Jamais montrées jusqu’à présent, d’une puissance inimaginable pour Apollinaire, les caricatures réunies dans le volume n° 1 prouvent à quel point Marius de Zayas excellait dans le genre. Avec celles de la duchesse de Marlborough, de l’actrice Nazimova, d’hommes politiques ou d’académiciens, de scènes de familles ou de réunions mondaines, d’instantanés pris sur le vif, c’est la société d’alors avec sa fortune et ses travers qui défile en une longue fresque aussi satirique que drôle.
Des dessins qui rivalisent aisément avec les meilleurs portraits-charges du XIXe. À ce don il ajoute son goût pour les interprétations d’œuvres de Cézanne, pour l’art africain qu’il considère initiateur, pour le cubisme, l’art géométrique selon ses mots, renvoyant 25 siècles plus tard à ceux de la citation extraite du Philèbe de Platon figurant dans l’ouvrage.

Marius de Zayas exprime une abstraction objective au lieu d’une abstraction suggestive, notait Paul Haviland dont Auguste Renoir fit le portrait. De son côté, Léon Werth qui sera le dédicataire du Petit Prince, écrit en 1927 un long et remarquable article cernant et accusant les reliefs de la personnalité de celui qui commença son parcours comme columnista gráfico, c’est-à-dire illustrateur régulier dans le périodique El Diario.
Ouvrant à New-York en octobre 1915 la Modern Gallery, Marius de Zayas est tour à tour et en même temps commissaire d’exposition, collectionneur de sculptures, amateur aussi enthousiaste de flamenco que voyageur admiratif des ruines de Karnak, premier à interviewer Picasso. Il vaut la peine de citer sur ce point ce qu’il écrivait dans une de ses Chroniques :
Picasso ne se préoccupe pas le moins du monde de l'opinion publique. Comme tout véritable artiste, il pense et crée d'abord pour lui-même, pour répondre à ses désirs intimes, pour satisfaire un besoin inhérent à son esprit. Si la majorité du public prétend ne pas comprendre ses peintures, c'est que cette majorité ne voit pas plus dans l'art que ce qu'on lui a appris à voir.
Marius de Zayas est enfin et surtout le rédacteur d’un ouvrage mémorable, qui se lit avec un intérêt constant : Quand, comment et pourquoi l’art moderne est allé de Paris à New York. Il constitue le volume n°2, qui commence par cette relation exceptionnelle nouée avec Alfred Barr (1902-1981), premier directeur du Museum of Modern Art à New York. Ils avaient en commun écrit Rodrigo de Zayas, l’ambition d’élever l’art moderne à la même dignité et acceptation que l’art de la Renaissance, autant auprès du grand public qu’auprès des critiques d’art, des historiens, des écoles et des musées.
Ayant connu les artistes qui comptent alors, Picasso, Rodin, Brancusi, Derain, Rivera, Braque, Picabia, Marie Laurencin, tant d’autres, sans oublier Alfred Stieglitz qui exposait en 1913 ses photos à la galerie 291, située sur la Cinquième Avenue, à New York, en même temps que se tient l’Armory Show, l’évènement majeur d’art contemporain, Marius de Zayas, véritable visionnaire, révèlera la modernité à l’Amérique et sera, pour employer un mot désormais banalisé mais qui ici prend son ampleur et sa justification, un authentique passeur de cultures.
Désireux d’intéresser le public le plus large possible à l’art de son temps, il avait opté pour une méthode simple mais efficace, inviter les gens dans sa galerie et les laisser seuls chercher leur salut…j’expérimentais en combinant les œuvres de plusieurs artistes, pour suggérer les comparaisons…je n’avais qu’à laisser les choses suivre leur cours naturel. Je laissai parler les tableaux et les sculptures…Un dialogue auquel ces pages invitent.
Dominique Vergnon
Rodrigo de Zayas, Marius de Zayas (vol. 1) ; Marius de Zayas, Quand, comment et pourquoi l’art moderne est allé de Paris à New York (vol.2) ; coffret de 240 x 305, plus de 500 illustrations, éditions Atelier Baie, mars 2021, 480 et 272 p.-, 97 euro
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