Georgia O’Keeffe, à la conquête de son Amérique

Une infatigable exploratrice de territoires ! Considérant l’ensemble de son œuvre et de sa vie, il devient évident qu’avec ces quelques mots, Marta Ruiz del Arbol, commissaire de cette vaste rétrospective comptant 90 œuvres, définit parfaitement le parcours personnel et artistique de Georgia O’Keeffe (1887-1986). Car c’est bien ainsi en effet qu’il faut voir cette artiste qui prend rang parmi les pionniers de l’abstraction.
Elle a consacré son existence à son art et aux voyages, sans se lasser, comme si voyager équivalait pour elle à une conquête de liberté de pensée et de mouvement. Une existence consacrée aussi à une Amérique dont elle aime rendre les plus spectaculaires visages, que ce soit la verticalité à New-York ou l’aridité du grand Sud. C’est primordial de sentir l’Amérique, de vivre l’Amérique, d’aimer l’Amérique, avant de se mettre au travail […] je crois que j’ai réalisé quelque chose de plutôt unique en mon temps et que je suis une des rares à avoir donné à mon pays une voix qui lui est propre, écrira-t-elle en 1970. 
Par sa personnalité, ses engagements, son goût pour créer son image personnelle, son regard aussi aiguisé sur la campagne que sur Manhattan, Georgia O’Keeffe laisse une vision unique et originale de l’Amérique, qui lui vaudra sa renommée, 

 

Il faut prendre le mot territoire dans un sens large. Il répond à un faisceau de notions qui chez elle, recouvraient de multiples dimensions. Spatiales d’abord, puisque Georgia O’Keeffe voyagea sans se lasser à travers l’immensité américaine, du Wisconsin au Texas, du New Jersey au Nouveau Mexique, pour ne citer que quelques États.
Intérieures ensuite, sa vive sensibilité s’alliant à une volonté affirmée de vivre selon sa personnalité, peu faite pour les concessions, et à une sensualité exprimée d’une manière voilée mais calculée, ambiguë mais manifeste, c’est-à-dire avec autant de retenue pudique que de charge érotique.
Artistiques enfin, dominantes, exigeantes, minutieuses, quand les objets et les sujets qu’elle ne cesse d’observer, les arbres, la vie végétale, les pierres, les os blanchis ramassés dans le désert, un bucrane, le corps féminin offert, s’imposent comme la source de ses inspirations. Je sais que je ne peux pas peindre une fleur. Je ne peux pas peindre le soleil sur le désert, un matin clair d'été, mais je peux peut-être, grâce à la couleur, vous faire part de mon expérience de la fleur» écrivait-elle en 1930 à William M. Milliken, le directeur du Musée d'art de Cleveland (États-Unis).

 


Des rythmes citadins qui signent les Roaring Twenties, ces années rugissantes nommées en Europe Golden Twenties et Années folles chez nous, fabricant autour de 1930 la parenthèse faite d’insouciance et de croissance de l’entre-deux guerres, avant la Grande Dépression survenue à peine 10 ans plus tard, elle s’échappe par des excursions presque sauvages, s’installant au Ghost ranch, un édifice austère, ocre, sans étage, construit en pisé, non loin du village d’Abiquiu.
Séduite par la spectaculaire orographie des lieux, leur infinité vierge de modernité et leur héritage de culture hispanique, les espaces du Nouveau Mexique deviendront son sanctuaire, son ancrage spiritualisé, sa réserve de solitude et constitueront un tournant décisif dans sa vie comme dans sa manière de peindre. J’ai su en arrivant, que c’était ma terre….

 

Devant cet horizon infini, elle a trouvé un lieu pour réfléchir, comme elle le note. J’aimerais tant que tu voies ce que je contemple chaque jour à ma fenêtre. La lune qui disparaît à l’aube dans un ciel couleur lavande, les falaises au loin, leur dégradé de jaunes, de pourpres et de roses, et le vert si singulier des cèdres broussailleux qui ponctuent le paysage, écrit-elle  au peintre Arthur Wesley Dow en 1942.
Dans sa voiture-atelier, elle sillonne cette étendue inhospitalière et en retire des tableaux qui dans leur sécheresse, sont le contrepoids extrême de ces corolles et ces pistils exubérants exécutés au temps de la passion partagée avec Alfred Stiglitz, le célèbre photographe. Ce dernier avait ouvert en 1905 une galerie au nom de Photo Secession, où il accrocha de nombreuses œuvres de Manet, Rodin, Matisse, Cézanne, Renoir….
Les quelques cinq ou six mille lettres échangées au long de leur trente ans de relation témoigne de l’intensité sentimentale vécue entre la muse et son mentor.

Il apparaît évident à parcourir les salles, que ce qui frappe, ce sont les contrastes entre ces œuvres, les ruptures abruptes entre les couleurs et les styles. Ici, les fleurs, si connues, aux formes étranges, fluides, voluptueuses, mêlant corolles et pistils de façon suggestive, (Abstraction, rose blanche, de 1927), là New-York, dans ses vertiges architecturaux aux lignes droites et pures, (Ritz Tower, 1928), là encore les granges du Lake George, situées dans les monts Adirondaks et saisies dans leur simplicité rurale, (Etables, 1932), plus loin les roches et les montagnes, arrondies, désolées, frappées de lumière (Collines noires et cèdre, 1941).

Après 1920, l’artiste divise en deux son année, l’hiver et le printemps à New-York, l’été et l’automne à la campagne. On note chez elle un désir de retrait, un besoin accru de concentration, une sorte de recherche de minimalisme mental et physique afin de parvenir à l’essence de soi et des choses, dont sa tenue, le plus souvent noire, témoigne. Ce n’est que par sélection, par élimination, par emphase que nous arrivons au vrai sens des choses écrit-elle.

Organisée avec la collaboration du « Georgia O’Keeffe Museum » de Santa Fe, il s’agit de la première exposition de cette ampleur montée en Espagne sur cette artiste, résolue à être en tout et avant tout elle-même. C’est surprenant pour moi de voir que de nombreuses personnes font la distinction entre l’abstrait et le figuratif. La peinture figurative n’est pas une bonne peinture à moins d’être une bonne peinture dans le sens abstrait. Une colline ou un arbre ne peuvent pas faire une bonne peinture juste parce que ce sont une colline ou un arbre. Ce sont les lignes et les couleurs mises ensemble qui veulent dire quelque chose. Pour moi, ce sont les fondements de la peinture. L’abstraction est souvent une forme définie à partir d’une chose intangible dans mon esprit que je peux seulement clarifier en peinture.

Après le musée Thyssen-Bornemisza, qui conserve dans ses collections cinq œuvres, où elle dure jusqu’au 8 août, l’exposition sera présentée au musée Pompidou puis à la Fondation Beyeler.
 

 

Dominique Vergnon

Marta Ruiz del Arbol (sous la direction de), Georgia O’Keeffe, 235 illustrations, 280 x 220, édition Musée national Thyssen-Bornemisza, avril 2021, 315 p.-, 32 euros

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