Eugène Martel au café des sœurs Athanase

Chaque fois que mon regard se pose sur Le café des sœurs Athanase d’Eugène Martel, que je le redécouvre encore une fois ou bien que, comme de temps à autre, ce tableau me vient de lui-même spontanément à l’esprit, c’est à l’une des facettes de la peinture de Goya que, ne variatur, je l’apparente : ses scènes de genre.

Le tourisme n’ayant alors pas encore atteint ce territoire, les cafés de village en haute Provence n’étaient, jusque dans les années 70, quasi uniquement fréquentés que par des autochtones qui, sans façon, venaient volontiers s’y frotter les uns aux autres pour s’y distraire un peu - et surtout en hiver - du reste du temps de leur vie campagnarde : pêle-mêle, y discuter habituellement le bout de gras, échanger et commenter les dernières nouvelles, ou participant à de mémorables parties de cartes ou/et de rigolade, tout en y levant parfois le coude, sinon plus que de raison, du moins en général plus que de coutume chez eux, qu'ils y vivent seuls ou en famille.
Les rares clientes étaient également indigènes : soit pauvresses dans tous les sens du terme, mais le plus souvent dotées, à l’inverse, d’un caractère aussi bien trempé que celui de n’importe quel solide apprenti bûcheron ou rude maître berger ; telle, par exemple, cette Anna du Gubian que je revois toujours toute de noir vêtue, longue robe à ceinture de cuir, portant chapeau à large bord, un petit doigt de moustache, descendant du rouge à gros ballons et tirant aussi bien sur la pipe que n'importe quel rude bonhomme tout en se défendant comme un chef aussi bien aux cartes qu’aux boules, aux récits d’histoires et d'anecdotes de toutes sortes, véridiques ou pas.

Bref, toute une faune extrêmement diversifiée et sympathique peuplait ce genre de salles enfumées plusieurs fois peintes comme in situ par un Martel encore jeune et pourtant déjà définitivement de retour à son cher Revest après son exil parisien d’avant 1900 passé aux côtés de Bussy et Matisse, chez Gustave Moreau, s'il vous plaît, six années à la file !

Concernant Le café des sœurs Athanase, l’évidente et totale absence de distance entre l’œil et le cœur du peintre devant son sujet vous plonge illico en cette bulle éclatante d’estrambòrd populaire comme si vous y étiez, livré en même temps que les autres comparses au rythme, saccadé, des vagues de rires qui déferlent, secouant la salle à mesure, jusqu’à en faire vibrer et même tanguer les parois sur la toile par là comme en train d'être peinte et sans cesse repeinte...

Des esprits chagrins, forcément – mais je ne sais plus qui, ni où, ni à quelle date –, reprochèrent à Martel de s’être ici laissé aller à un mauvais sujet – pour ne pas dire au mauvais genre - alors qu’au contraire cette œuvre est l’une de ses plus fortes en laquelle il accède à des accents de haut vol tout à son honneur d’authentique et très puissant peintre-psychologue des profondeurs.

D'ailleurs, à mon sens, Goya lui-même n’eût sans doute pas tiré mieux que voilà d'une pareille sacrée partie de rire villageoise !

André Lombard

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