De l’ouest à l’est, regards croisés sur l’art

Pour ouvrir l’année de son 100e anniversaire, le musée Folkwang, situé à Essen, propose une audacieuse et inédite rencontre qui se joue sur un double plan, celui des hommes et celui des arts. Une rare occasion de suivre le dialogue qui s’établit par-dessus l’espace en confrontant deux cultures, ou mieux, deux approches d’une période fondatrice de l’art, d’un côté l’Orient avec pour socle le Japon, de l’autre l’Occident avec pour base l’Allemagne.
L’histoire entre également en scène, car la période en cause se situe en partie durant les deux guerres mondiales. Le titre enfin de l’exposition est lui-même comme une annonce de ce tête-à-tête, associant trois noms célèbres à une expression renvoyant à un mot fameux, l’ukiyo-e, terme japonais signifiant image du monde flottant.
Ce fut un de ces brillants mouvements artistiques japonais qui se déroula à l’époque d’Edo (1603-1868). D’ailleurs, élément majeur qui traverse l’ensemble de la présentation, comme le précise Peter Gorschlüter, le directeur du musée, l’eau est partout présente ou sous-jacente, des vagues de Courbet aux ports de Signac, des bateaux de Van Gogh aux plages de Gauguin, des jeunes filles en barque de Monet à la tempête de Frank Brangwyn, des couchers sur la mer de Cross et Daubigny aux cascades d’Hokusai.

 

Deux hommes également entreprenants, également pionniers, qui sans se connaître, partagèrent une identique vision de l’art et un même désir de modernité. Karl Ernst Osthaus (1874-1921), tour à tour mécène, historien d’art, commissaire d’exposition, créateur à Hagen du premier musée au monde consacré au modernisme. Il voulait que la beauté redevienne la force dominante de la vie.
En face, Kōjirō Matsukata, (1866-1950), fondateur de chantiers navals, homme politique. Il est à l’origine du Musée national de l’Art occidental, situé à Tokyo et qui abrite sa collection. Adepte de l’art européen, épris de l’art français, entre autres peintres il admire particulièrement Monet, lui-même fasciné par l’art japonais et qui l’accueille à Giverny en 1921.
Deux destins donc, à la fois similaires et radicalement différents, avançant en parallèle et chacun selon sa voie. Ce sont ces deux parcours que fait converser, à travers 120 œuvres environ, cette magnifique exposition.

 

Depuis Barbizon, la technique du plein air avait conservé chez tous les peintres ses attraits, leur offrant sa justesse dans les plans et sa liberté dans leur interprétation. Soutien dès le début de ses amis impressionnistes, Manet dont les quelques œuvres accrochées ne cessent d’attirer l’attention pour leurs brillantes qualités visuelles, notamment pour le jeu des tonalités noires, comme celles qui dressent le Portrait de Faure dans le rôle d’Hamlet, lance le fil conducteur qui se déroule de salle en salle et relie entre eux artistes et œuvres, mouvements et périodes. 
À la fin du XIXe siècle, il y a un effet de miroir qui se diffuse et fait se rejoindre les styles et les lieux, de l’Allemagne au Japon. Le Japonisme aimé ici réplique à l’Impressionnisme estimé là-bas. À son tour le pointillisme ou divisionnisme révolutionne les perceptions, et lors de la dernière exposition impressionniste, la huitième, organisée Berthe Morisot en 1886, les maîtres d’hier tels Renoir, Sisley, Monet sont absents.
À côté de Seurat, se tient Pissarro, souvent vu comme le premier des impressionnistes et le lien avec les naturalistes. L’idée de nombreux peintres est de reprendre l’héritage et de lui donner un tour nouveau. Les vibrations de la lumière sont à voir autrement, Théo Van Rysselberghe et sa superbe toile qui montre un Clair de lune à Boulogne sur mer tente une espèce de synthèse qui restera cependant difficile, chacun avançant selon ses conceptions intimes.
Pour sa part, Gauguin, celui que l’on regarde alors comme le rebelle qui prône le retour aux sources primitives et les concilie avec son goût pour l’exotisme, partisan du cloisonnisme, s’inspirant ainsi que le fait Van Gogh des mises en place surprenantes et novatrices apportées par les estampes japonaises, peut grâce à son talent sans pareil traité dans d’éblouissantes harmonies de couleurs aussi bien les sobriétés vertes et brunes des paysages bretons que les douceurs rosées et nacrées des grèves tahitiennes. Les quelques tableaux signés par lui réunis à cette occasion au musée Folkwang sont de vraies merveilles à ne pas manquer, car ils démontrent encore si besoin était, combien Gauguin était un génie partagé entre les vertiges qui naissent de la beauté pure et les souffrances de ne pouvoir les exprimer davantage.

Comme une grande arche unissant par son langage esthétique et dans une même affection les deux collectionneurs, Rodin est magnifiquement présent avec une salle réservée pour lui seul. Tant pour Karl Ernst Osthaus qui vient le voir régulièrement dans son atelier parisien et acquiert en 1903 L’Age d’airain et Eve que pour Kōjirō Matsukata qui, multipliant les demandes de tirages, constitue sans doute la plus importante collection d’œuvres du sculpteur au monde et lui commande la première fonte des monumentales Portes de l’Enfer, Rodin est le créateur d’une vigueur des formes et d’une puissance de la pensée inégalées.

Ainsi s’établissent entre toutes les œuvres des échos qui émeuvent, surprennent, résonnent pour donner à cette étape fondatrice de l’histoire de l’art des assises insurpassables.
Par exemple, Saint-Cloud de Signac appartenant au musée Folkwang renvoie au Port de Saint-Tropez de 1901 du même auteur, venu de Tokyo. Les choix des deux collectionneurs éclairent les réflexions, répondent à des interrogations, se complètent et amplifient le plaisir de la découverte. Le rôle des grands marchands comme Paul Durand-Ruel ou Ambroise Vollard et celui des conservateurs, comme Léonce Bénédite  pour lequel on créa en 1910 une chaire à l’Ecole du Louvre, appelé l’apôtre de la beauté moderne, apparaît de même comme majeur. Une visite à voir comme un moment rare et précieux.   

 

Dominique Vergnon

Peter Gorschlüter et Masayuki Tanaka, (sous la direction de), Renoir, Monet, Gauguin, images du monde flottant, 230x280 mm, 300 illustrations, co-édition Musée Folkwang Essen et Hatje Cantz Verlag, février 2022, 376 p.-, 54 €

www.museum-folkwang.de; jusqu’au 15 mai 2022

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