Gordes, le temps des artistes

Répondant à l'aimable invitation de l'association Les Ateliers de Gordes, je me suis rendu au jour et à l'heure dits dans la grande salle du château où trône la majestueuse cheminée Renaissance pour y entendre la conférence-lecture de Gérard Lebouchet et Richard Ritte sur André Lhote, le célèbre peintre-théoricien qui vécut dans ce village et y peignit pendant plusieurs années.
Et là, j'en ai appris de belles ! Des vertes et des pas mûres, comme on dit encore volontiers par ici. Arrivé là en découvreur du village (le beau rôle quoi, comme si les habitants, pensez donc, l'avaient peut-être jusque-là attendu comme le Messie...), il y acheta une magnifique demeure fort à son goût pour la modique somme, bien entendu, de trois-francs-six-sous, pour employer ici une expression courante que je déteste par-dessus toutes parce qu'elle reflète bien la parfaite mesquinerie d'esprit.
Se moquant, caricaturant et tournant en ridicule la population dans son ouvrage – moins connu que son Traité du paysage Petits itinéraires à l'usage des artistes (dans lequel il note, pêle-mêle, des réflexions sur la peinture, sur les gens et sur les lieux, des confidences aussi), le personnage – s'il sait écrire, il est vrai – n'a rien de bien sympathique, car étant plutôt du genre méprisant pour ses hôtes qu'il n'est, à l'entendre, pas loin d'assimiler à une communauté de tarés ! Le type même du citadin descendu tout droit de sa ville qui met un peu les pieds dans le tas de fumier et s'autorise alors tout de go à cracher dans la soupe commune.
Étant pourtant déjà passé par Mirmande, dans la Drôme, pendant la dernière guerre – ce qui visiblement, à sa lecture, ne lui avait pas appris grand chose de plus sur le bon fonctionnement des relations humaines ; pas plus ouvert les yeux, ni le cœur, non plus, envers une population campagnarde, certes souvent d'un pittoresque portant à rire, pourquoi pas, mais pleine d'heureuses qualités natives, plus subtiles que leurs apparences ! –, ce suffisant ne sut pas goûter à tout cela puisque étant venu peindre ici à la lumière, tout cela resta pour lui dans l'ombre, se dérobant à sa sans doute trop superficielle sensibilité. S'il avait soi-disant "découvert" le village, il n'y fit donc pas l'heureuse rencontre avec son âme, bel et bien encore incarnée, pardi, à l'époque, par ses habitants !
J'ai aussi appris, à cette conférence, que lorsque, un peu plus tard, dans les années cinquante, toute une colonie d'abstraits s'installa à Gordes dans le sillage du peintre Jean Deyrolle arrivé à vélo, jaloux, Lhote se sentit comme dépossédé de son trésor, figurez-vous !
Briguant honneurs et reconnaissances, souhaitant être adulé comme une star mais n'y parvenant pas, il ne put que se trouver insatisfait car ce ne fut pas là son lot prédestiné. Jusqu'à ce qu'eut lieu, il est vrai, son exposition – il avait alors atteint les soixante-quatorze ans – au musée d'Art moderne de Paris devant laquelle il fit la grimace en déclarant, dédaigneux : Maintenant, c'est trop tard !
Il fallut Jean Paulhan (qui le connaissait bien) pour tenter alors de lui remonter un peu les bretelles, mais en vain. Dans leur correspondance parue en 2009 chez Gallimard, celui-ci lui écrit, sans doute lassé par ses jérémiades : Qu'est-ce qu'il te faut de plus ? L'Académie française ?
Et la peinture de Lhote, me direz-vous ? Chacun peut aujourd'hui par lui-même s'en faire une idée facilement. Pour ma part, je la tiens pour celle d'un bon coloriste, d'un solide constructeur – autre Ambrogiani en quelque sorte ! – mais restant, malgré ces hautes qualités (qui devraient d'ailleurs savoir se fondre pour mieux se laisser oublier), trop corsetée par l'esprit de recherche ; ce qui, à force, la fait hélas rejoindre un certain académisme rigoureusement marqué du sceau de son époque.
S'il y a des réputations surfaites en peinture – et Dieu seul sait combien exactement ! –, à mon humble avis, quelques belles flopées ! – celle d'André Lhote en est une, en fait partie. Ce sont celles de celles et ceux qui n'ont jamais compris que ce n'est surtout pas en se creusant la cervelle que l'on trouve la véritable inspiration, qui est de l'ordre de l’information subtile, autrement dit du surnaturel, tout simplement. Oui, celle-ci vient toujours d'ailleurs, d'une tout autre dimension de l'être, bien plus profonde et intérieure que celle de l'intellect.
Dimension de l'être qu'au préalable et au fur et à mesure il faut savoir cultiver et développer par une certaine heureuse disponibilité – chaque artiste recevant alors selon son propre imaginaire et son propre tempérament.
La semaine suivante, même jour, même heure, c'est Jean-Max Toubeau, peintre lui-même, qui donnait une autre conférence – toujours à Gordes, mais cette fois à l'Espace Simiane (ancien hôpital) – complétant bien la première. J'ai souvent été pleinement d'accord avec lui quand il a parlé de la décadence survenue après la dernière guerre – il n'y a, il est vrai, qu'à visiter expositions et galeries pour s'en rendre compte ! – dans le monde des arts : Depuis que les nazis ont brûlé des œuvres en les désignant du vocable d'art dégénéré, il n'est plus possible, à quiconque, d'employer ces termes sans se faire copieusement traiter ou de nazi ou de réactionnaire !
Après des considérations, avis et souvenirs personnels intéressants, Jean-Max Toubeau exposa les théories de Lhote sur le sujet, le motif, la stylisation de la ligne, la perspective (dont, par contre, il se foutait un peu !) et ce qu'il appelait Les invariants plastiques, qui étaient son grand truc. Bref, toutes une batterie de lois et de procédés qui, hélas, à la vue de ses propres œuvres, ne donnent pas les résultats que l'on pourrait escompter après tant de réflexions hardies et ardues... C'est que la peinture est par nature chose vivante et extrêmement sensible, ne se laissant pas enfermer et ne se fabriquant pas – en tout cas pas à ce point – avec le cerveau : Peu de peintres savent oublier ce qu'ils ont appris pour ne laisser parler que leur cœur ! glissait à ce moment-là à mon esprit feu Serge Fiorio.
André Lhote avait visiblement encore quelque chose de capital à apprendre lui-même dans le domaine de la peinture : à savoir, que ce n'est heureusement, mais hélas pour lui, jamais la recette elle-même – si au point et savante soit-elle ! – qui fait le bon, le grand ou l'excellent cuisinier !

André Lombard

Gérard Lebouchet, Gordes, le temps des artistes, éditions C'est-à-dire, septembre 2015, 396 p.-, 39€

Sur le même thème

Aucun commentaire pour ce contenu.