Vermeer, l’art d’ennoblir l’instant

 

 
 

D’un côté, le silence qui accroît la précision du geste de la dentelière ou celui de la laitière, de l’autre les sonorités venues d’un virginal ou un rire qui illumine le visage. Ici des pièces éclairées par de hautes fenêtres, des rideaux épais, des murs où sont accrochés de beaux tableaux et tout un mobilier de qualité, là des intérieurs simples avec des murs vides. Tantôt de somptueux habits, en velours, en soie, certains bordés d’hermine, tantôt des vêtements de travail, en étoffe plus rude, un tablier, une coiffe. Quelques scènes de genre où sont réunies plusieurs personnes ou alors un seul personnage, fermé dans sa solitude comme Le Géographe (datant de 1669, année de la mort de Rembrandt) ou La Peseuse de perles.
L’univers esthétique de Vermeer semble s’être construit selon deux grandes directions, qui ont lui donné comme un équilibre parfait, unique, fondateur, reflet de toute existence s’arbitrant entre deux aspirations. Des mots souvent usités situent et explicitent l’art de Vermeer, comme recueillement, quiétude, miracle de lumière, une unité qui traverse une production somme toute très réduite, deux tableaux par an en moyenne.
L’historien d’art Daniel Arasse estimait que le peintre avait composé son œuvre autour du mystère. Chaque tableau en effet, au moment même où il sollicite le regard, interroge voire déconcerte, il multiplie les réflexions à mesure que l’œil essaie d’en saisir le sens exact, il propose tant d’interprétations possibles qu’il renouvelle sans cesse les interrogations. Le mot revient régulièrement, l’œuvre est impénétrable à de nombreux égards.

Qu’a voulu dire, traduire ou transmettre exactement Johannes Vermeer (1632-1675) ? Sans aucun doute et d’abord son goût poussé jusqu’à l’infini possible pour la beauté absolue, des formes comme des couleurs, un goût manifesté par le choix des sujets, des harmonies de tons et des recherches rigoureuses de cadrages et de perspectives. Ensuite l’image d’une société qu’il connaît bien, partagée entre ses classes sociales, ses loisirs et ses occupations. Loin d’être cet artiste solitaire comme on l’a longtemps pensé, il est en relations avec d’autres peintres vivant dans les Provinces Unies.
Il a été reçu maître à la guilde de Saint-Luc le 23 décembre 1653  et il est en outre marchand d’art. Enfin sa propre analyse des sentiments et des relations entre les personnes.
Si comme le disait Elie Faure, Vermeer résume la Hollande de l’époque, la portée de son œuvre en dépasse largement le cadre. Autant par son apparente simplicité que par son extraordinaire complexité, elle est devenue universelle, défiant les siècles et les jugements. Son élaboration méticuleuse, avec pense-ton mais sans preuve réelle l’usage de la chambre noire, la camera oscura, déjoue toute concurrence. Pourtant Vermeer ne manque pas de laisser sur ses toiles des indices certes ténus mais orientant leur approche. Qu’elles soient d’amour, de rupture, d’affaires, le cas des lettres par exemple, à plusieurs reprises au centre de l’action, à la fois cause, témoin, actrice, est révélateur de son désir de ne pas laisser le spectateur totalement dépourvu.
Il faut lentement regarder ces instants que le pinceau ennoblit, dans les gestes, les sourires, les postures, les non-dits. Les caractères de ces femmes et de ces hommes sont discrètement soulignés, enrichis par de fines notations, arrogance, assurance, perplexité. Il suffit de percevoir avec quelle douceur il fluidifie certains visages ou profils, ce qui n’est pas sans évoquer le sfumato, cher à Léonard de Vinci, cette gradation des tonalités qui apparaissent presque vaporeuses, imprécises et prises dans la profondeur de la durée. De même, pas un objet qui ne soit rehaussé par un détail suffisant pour lui donner une seconde et digne apparence, clous dorés des chaises, plis des tapisseries sur les tables, broderies et soieries des robes, carrelages impeccables, plinthes et carreaux en faïence bleue de Delft.

C’est sur ce double socle, humain et matériel, que Vermeer parvient à suspendre pour un bref intervalle l’écoulement du temps, à lui donner une densité totale, à le hisser au-dessus sa seule fuite de sorte que le moment qu’il a décidé de peindre acquiert des dimensions amplifiées et que le lieu ordinaire est d’un coup changé en espace extraordinaire. On peut d’ailleurs supposer que cette maîtrise de la durée appliquée à la composition d’un tableau, il en faisait un principe de vie familiale.
L’exposition du Rijksmuseum d’Amsterdam (jusqu’au 4 juin 2023) réunit 28 des 37 tableaux attribués à Vermeer, un événement comme jamais il n’en a été monté jusqu’alors et qui vraisemblablement ne se reproduira pas, compte tenu des extrêmes exigences de ce genre de présentation. Dans un décor sobre qui met en valeur les œuvres, le parcours au long des 9 salles est thématique.
Travaillant ensemble, les conservateurs, les restaurateurs et les scientifiques ont additionné leurs expertises pour permettre de mieux comprendre les modes de travail du peintre.  

Dominique Vergnon

Pieter Roelofs, Gregor J.M. Weber, (sous la direction de.) Vermeer, 220x270 mm, illus., Hannibal books, mars 2023, 320 pages, 59 €

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