Kathrine Kressmann Taylor, Inconnu à cette adresse : Mon ami, cet inconnu

Chef-d’œuvre d’une puissance inégalée, juste, sans fioriture, aucune, Inconnu à cette adresse force l’admiration et le respect. Petit bijou de subtilités et d’émotions, le lecteur s’étonne de tenir entre ses mains une pure merveille.

Kressmann Taylor, de son vrai nom Katherine Kressmann Taylor est une écrivaine américaine d’origine allemande, née en 1903 à Portland et morte en 1996. Elle obtient un diplôme de littérature et de journalisme en 1924 et devient correctrice rédactrice dans la publicité. Elle passe son temps libre à écrire pour divers petits magazines littéraires.


« Inconnu à cette adresse » est publié pour la première fois 1938 par Story Magazine ; l’éditeur Whit Burnett et son mari Elliott jugent « cette histoire trop forte pour avoir été écrite par une femme » (incroyable opinion) et décident d’attribuer un pseudonyme masculin à Katherine, qu’elle utilisa jusqu’à la fin de sa vie.

 

Sorti en France en 1999, le livre a notamment été adapté au Théâtre Antoine en 2012 sous la plume de la traductrice en français, Michèle Levy-Bram, et connait un grand succès.

 

Martin Schulse est allemand, Max Eisenstein, juif américain ; ils sont amis, associés et tiennent une galerie d’art en Californie. Max est célibataire, sans enfant, Griselle sa sœur, son unique famille. Marié à Elsa, Martin a deux fils, ils décident de quitter l’Amérique pour rentrer en Allemagne.

Dès lors, naît une correspondance de 1932 à 1934, pour garder ce lien affectueux et fraternel qui les unit depuis toujours.

12 novembre 1932 : « Mon cher Martin

Personnellement, je ne suis pas aussi heureux que toi. Le dimanche matin, je me sens désormais bien seul – un pauvre célibataire sans but dans la vie. Mon dimanche Américain, c’est maintenant au-delà des vastes mers que je le passe en pensée

Naturellement, tu as bien fait de partir. Malgré ton succès ici, tu n’es jamais devenu américain ; et maintenant que notre affaire est si prospère, tu te devais de ramener tes robustes fils dans leur patrie pour qu’ils y soient éduqués. »

 

La solitude pèse parfois, mais l’amitié fraternelle et la compréhension des cœurs les aident à surmonter l’éloignement. Max s’inquiète pour sa sœur et demande à Martin de veiller sur elle, au nom du lien amoureux qui les unissait : « Elle me demande de tes nouvelles, Martin, avec beaucoup d’amitié. Plus aucune amertume de ce côté-là – ce sentiment passe vite à son âge. Il suffit de quelques petites années pour que la blessure ne soit plus qu’un souvenir ; bien sûr aucun de vous deux n’étaient à blâmer. C’est choses là sont comme des tempêtes : on est d’abord transi, foudroyé, impuissant, puis le soleil revient ; on a complètement oublié l’expérience, mais on est remis du choc. »

 

Malgré la distance, Max sait qu’il peut compter sur la bienveillance de son ami en toutes circonstances. A son tour, Martin lui adresse une réponse en lui assurant qu’il saura prendre soin de sa sœur et qu’elle est la bienvenue. Nous sommes le 10 décembre 1932.

Un fait naissant mais radical va venir bouleverser le cours des correspondances, l’inquiétude et l’incompréhension vont surgir pour laisser place à la fureur !

« Qui est cet Adolf Hitler qui semble en voie d’accéder au pouvoir en Allemagne ? Ce que je lis sur son compte m’inquiète beaucoup. » Max le 21 janvier 1933.

« L’homme électrise littéralement les foules ; il possède une force que seul peut avoir un grand orateur doublé d’un fanatique. Mais je m’interroge : est-il complètement sain d’esprit ? Ses escouades en chemises brunes sont issues de la populace. Elles pillent, et elles ont commencé à persécuter les juifs. Mais il ne s’agit peut-être là que d’incidents mineurs. »

 

Toute une palette de sentiments va s’installer au fur et à mesure, une fragilité filtre au travers des correspondances, en même temps que le nazisme monte insidieusement outre Rhin. La crise économique entraine des dérives extrémistes, la propagande gagne les esprits et le fanatisme hystérique de tout un peuple devient une tragédie irréversible et inexorable.

 

Max est littéralement dépassé par les évènements et peine à croire à la radicalisation de son fidèle ami : « Je sais que ton esprit libéral et ton cœur chaleureux ne pourraient tolérer la brutalité, et que tu me diras la vérité. »

 

L’idéologie est grandissante dans son esprit, Martin refuse que lui soient adressées les missives de Max à son domicile en raison de la censure et de la police politique. Ce n’est que le début d’une vision chaotique du devenir de ces deux protagonistes et de l’Histoire : « En ce qui concerne les mesures sévères qui t’affligent tellement, je dois te dire que, au début, elles ne me plaisaient pas non plus ; mais j’en suis devenu à admettre leur douloureuse nécessité. La race juive est une plaie ouverte pour toute nation qui lui a donné refuge. »

 

Une guerre psychologique s’installe entre les vieux amis à la suite d’une tragédie qui touche Max personnellement. Plus aucun doute, son ancien complice s'est laissé endoctriné et corrompre par l'idéologie nazie.

Mais ici nous sommes dans un échange épistolaire et donc dans l'intime. Ce qui confère à la relation un aspect fraternel qui vire à la suspicion. Puis au désespoir de découvrir que celui qu'on croyait connaître devient un inconnu - presque un étranger sinon un ennemi.

Manquer de recul par rapport aux événements suppose donc de prendre un risque idéologique et de sombrer dans l'inhumain sans même s'en rendre compte. Le pire, n’est-ce pas de devenir un salaud sans le savoir ?

La fascination pour des idées génère un aveuglement et un manque absolu d'objectivité. L'un ne change pas dans la sincérité de son rapport amical l'autre s'éloigne sans se douter qu'il se perd en même temps qu'il perd son ami et sa dignité.

 

Et puis soudain - par une soudaine conscience arrivée à maturité - il comprend que leur proximité s'est muée en une forme insidieuse de combat.

 

Dans un style clair et incisif, Taylor Kressmann, nous retourne littéralement comme un gant ; surprenant de réalisme, l’auteur illustre de manière magistrale la fragilité des rapports humains, en passant par le refus, le déni, la colère et l’aliénation.

La petite histoire s'imbrique dans la grande à la manière des Matriochkas russes. La dernière petite poupée ressemble à un talisman : quand sous la forme presque anecdotique de l'ultime secret se cache une effigie sèche, symbole d'une tristesse abyssale, celle de découvrir dans l'ami le plus cher un inconnu au cœur de pierre !

 

Aoulia Messoudi


Kathrine Kressmann Taylor, Inconnu à cette adresse, Editions Autrement, décembre 2011 60 pages, 8,50 €

 

 

2 commentaires

Très belle chronique. Un livre que j'ai hâte de découvrir. Merci !

Merci Sandrine, c'est un livre magnifique à l'écriture intense et puissante. Cet échange épistolaire est une pure merveille... Belle lecture !