Ayn Rand, prêtresse d’Atlas et philosophe du libéralisme économique

Il aura fallu attendre plus d’un demi-siècle pour qu’enfin Atlas shrugged, le maître ouvrage d’Ayn Rand (1905-1982) soit traduit en français et que nous puissions nous immerger dans ses quelque mille pages. La louable initiative en revient aux éditions Les Belles Lettres, sous le titre La Grève.

 

Autant annoncer d’emblée la couleur : son auteur, Ayn Rand, se situe aux antipodes de l’humanisme bon teint. Sa philosophie, l’objectivisme, prône un individualisme si exacerbé qu’il frise l’aberration. Et puis, pour comprendre pourquoi certains la qualifient de « sociopathe », il suffit de revoir les séquences vidéo datant des années 70, où cette petite dame, sapée façon mamy puritaine, tenait la dragée haute à un public pas forcément conquis devant qui, sans jamais se démonter, elle assenait « ses » vérités sur le capitalisme comme seul mécanisme capable de réguler les intérêts humains, remettait en question la pertinence de l’accès des femmes aux professions masculines, ne désapprouvait pas la légalisation des drogues, condamnait tout racisme ou affichait son soutien inconditionnel à Israël – les Arabes n’étant, selon elle, jamais sortis de l’originelle barbarie propre aux habitants du désert.

 

Prophétesse ?

 

Mais d’où sort-elle, cette femme à qui l’on prête volontiers des allures de prophétesse ? Née dans une famille juive de Saint-Pétersbourg en 1905, passionnée de littérature française et anglaise (avec un goût prononcé pour Victor Hugo), diplômée en histoire et en philosophie à l’Université de Petrograd, Alissa Zinovievna Rosenbaum se voit contrainte de fuir avec les siens les persécutions des bolcheviks et de se réfugier en Crimée. C’est de cette époque que date l’anticommunisme viscéral qui marquera jusqu’au bout sa pensée. En 1924, elle profite de l’obtention d’un visa d’entrée aux États-Unis pour quitter sa Russie natale. Elle sera naturalisée américaine en 1931, mais pour l’heure, la voici âgée d’à peine vingt ans, projetée dans la frénésie de la vie new-yorkaise, écrasée par cette ville titanesque. Entrée dans les faveurs de Cecil B. DeMille, Ayn Rand se lance dans une carrière de scénariste pour Hollywood et de dramaturge, mais elle n’aura pas le succès escompté. Ses deux premiers romans, We the living (1936) et Anthem (1938) constituent de vigoureuses dénonciations du collectivisme à la russe, mais ils ne rencontreront guère d’écho de la part d’une intelligentsia assez sensible à l’époque aux thèses du socialisme révolutionnaire. Il faudra attendre The Foutainhead (1943) pour que son talent de romancière soit reconnu. Quelques années plus tard, l’œuvre est adaptée par King Vidor, sous le titre Le Rebelle, avec Gary Cooper en tête d’affiche.

 

Dans les années 50, celle qui s’est rebaptisée Ayn Rand tient salon à New-York. Aux côtés d’Alan Greenspan (destiné à devenir président de la Fed, la Banque Fédérale américaine) et de son ami puis amant Nathaniel Branden, elle crée le cercle de pensée Le Collectif et son organe de diffusion The Objectivist. Mais c’est sans doute en 1957 qu’elle illustrera à merveille sa conception de la vie à travers Atlas Shrugged. Elle y développe l’ultra-rationalisme qu’elle exposera ultérieurement dans ses cours à Yale, Harvard ou encore au prestigieux MIT…

 


Ses prises de position en font également une personnalité controversée et non conformiste, tantôt proche du pacifisme (mais c’est surtout par protectionnisme qu’Ayn Rand s’oppose à toute forme d’engagement armé des USA hors de leur territoire, notamment au Viêt-Nam) ou du féminisme (elle défend avec virulence le droit à l’avortement), tantôt en butte aux idéaux nivelants (si elle reconnaît l’égalité intellectuelle entre homme et femme, elle souligne leurs irréductibles différences physiologiques ; et si elle estime que l’état ne doit pas interdire l’homosexualité, elle condamne moralement ce comportement). Se retirant progressivement des activités du mouvement objectiviste pour des raisons de santé et personnelles, celle qui aura été l’égérie de Ronald Reagan s’éteint en 1982.

 

Grande prêtresse ?

 

Une noire aura ne tardera pas à se dessiner autour d’Ayn Rand, moins peut-être par l’effet de ses théories que par le rejaillissement de ceux qui y font référence : on s’étonnera par exemple de constater que son nom revient très fréquemment dans La Bible de Satan de l’inquiétant Anton La Vey. D’aucuns propagent même qu’Ayn Rand serait la grande prêtresse d’une secte, toute dévouée au culte de l’argent et des surhommes seuls aptes à le gérer. Le retour en grâce qu’elle connaît actuellement s’explique par la conjonction de divers facteurs : le centenaire de sa naissance en 2005 et le cinquantenaire de la sortie d’Atlas shrugged en 2007 ont donné lieu à de nombreuses manifestations d’hommages ou d’allégeance intellectuelle ; Ayn Rand réinvestit le paysage médiatique sous forme de clin d’œil dans des séries télévisées, telles Mad men qui revisite les premières heures des entreprises publicitaires dans les golden 50’s, ou les dessins animés populaires que sont les Simpsons, South Park, etc. ; des institutions scolaires privées se placent sous son égide et récemment, une société française Ayn Rand a été fondée dans l’Hexagone par son biographe Alain Laurent ; enfin, et c’est le point crucial, la philosophie de Rand imprègne le Tea Party, mouvement d’opinion anti-Obama, très marqué à droite, dont les militants tirent des slogans d’Atlas Shrugged et les affichent sur des calicots ou des tee-shirts lors de leurs manifestations publiques (1).

 

On le voit, Ayn Rand suscite davantage que des engouements, elle fait école. C’est que ses idées forment un corpus compact, un système qui tire sa force d’obéir à une logique poussée à son terme. La philosophie objectiviste – si elle embrasse tous les domaines de l’intellect, de la métaphysique à l’esthétique en passant par l’épistémologie, l’éthique et le politique – pourrait se résumer en quelques lignes directrices très simples. Ayn Rand l’a d’ailleurs fait elle-même à l’occasion d’une conférence de presse donnée peu avant la publication d’Atlas shrugged, autant lui laisser la parole :  

 

« 1. La réalité existe comme un absolu. Les faits sont les faits, indépendamment des sentiments humains, des souhaits, des espoirs ou des craintes.

2. La raison (la faculté qui identifie et intègre les éléments fournis par les sens de l’homme) est le seul moyen de percevoir la réalité, sa seule source de connaissance, son seul guide d’action et son seul moyen de survie.

3. Tout homme est une fin en lui-même, et non un moyen pour les autres. Il doit exister pour lui-même, et non se sacrifier pour autrui, ni sacrifier autrui à lui-même. La poursuite de son intérêt rationnel ou de son propre bonheur est le plus haut but moral de sa vie.

4. Le système politico-économique idéal est le capitalisme de laissez-faire. « 

 

Les données fondamentales de la philosophie randienne sont d’une part un rationalisme radical et d’autre part un individualisme intransigeant. L’exercice de la raison conditionne la conquête du bonheur, qu’Ayn Rand préfère appeler « l’intérêt personnel rationnel » et qui n’est à rechercher du côté d’aucune transcendance divine (d’où son athéisme), mais bien dans ce monde. La volonté ne peut subir aucune entrave. Le libre arbitre de l’individu ne doit lui laisser imposer par rien ni personne la nécessité de penser en priorité à autrui ; si l’altruisme est sa vocation propre, nécessaire à son épanouissement personnel, qu’il l’encourage ; mais s’il ne s’y résout que pour obéir à une politique gouvernementale, à une doctrine religieuse ou métaphysique, voire à une morale générale, c’est qu’il est un faible, dépourvu de toute valeur intrinsèque…


Il y a des accents de révolte nietzschéens dans une telle conception du développement personnel, forme d’élitisme refusant l’esclavage. Ayn Rand s’insurge autant contre les spiritualistes que contre les matérialistes, coupables d’avoir « attaché l’homme à un instrument de torture, un chevalet où deux poulies s’écartèlent » : la séparation entre l’âme, privilégiée par les premiers, et le corps, objet d’attention unique des seconds. Ces deux familles de maîtres à penser n’ont en fait qu’un ennemi identique, l’égoïsme, qu’ils combattent par la même arme, l’obligation de sacrifice de soi au bien général.

L’originalité du propos réside dans le fait que la volonté permanente de dépassement qui doit animer l’homme n’a pas pour but la conquête d’un pouvoir sur les autres, mais constitue la recherche d’un épanouissement total de l’individu, en vue de devenir un être d’exception, un héros en somme. De l’envergure de ceux qui composent le personnel d’Atlas shrugged.

 

Inclassable

 

Atlas shrugged (à traduire littéralement par l’expression « Atlas haussa les épaules ») est un texte à maints égards inclassable. Ce mélange de fable aux accents modernistes et de récit à clefs s’avance sous des allures d’intrigue liée à des intérêts économiques, comme on l’imaginerait de La Saga des Forsythe, pour se boucler avec l’évocation d’une société dystopique. En trois parties, on passe d’une narration de facture assez réaliste, du moins crédible (car la temporalité est d’emblée installée dans une uchronie assez diffuse), à l’allégorie. Résumer ce livre touffu et complexe en s’attachant à chacun des personnages serait sans doute l’angle d’attaque le plus honnête pour aborder le monstre, mais ce travail demanderait les dimensions d’une monographie. Il y a cependant quelques figures sur lesquelles on ne peut faire l’impasse.

 

À commencer par le mystérieux John Galt. Son nom va résonner sans élucidation jusqu’à la moitié du roman, dans l’expression familière « Who’s John Galt ? » que prononcent tous ceux qui veulent traduire une incertitude mêlée de désarroi, une impuissance résignée, un désespoir face à la fatalité. Qui est John Galt ? C’est celui qui a dit non et qui a décidé à lui seul de « stopper le moteur du monde ». Cet ingénieur en physique a secrètement découvert une avancée technique révolutionnaire susceptible de résoudre tous les problèmes énergétiques. Mais du jour où la grande industrie qui l’emploie, la Twentieth Century Motor Company, décide d’adopter un mode de fonctionnement socialisant et la devise « De chacun selon ses habiletés à chacun selon ses besoins », John Galt abandonne ses fonctions et se retire dans un lieu inconnu.

 

Autour de ce fantôme va graviter une myriade de personnages tels Dagny Taggart, femme à poigne qui partage avec son frère James la présidence d’une grande compagnie de chemins de fer, Hank Rearden, qui a conçu un nouveau métal très convoité par l’État, ou encore Francisco d’Antonia, richissime héritier d’un empire minier et play-boy notoire. Ces capitaines d’industrie sont liés non seulement par des rapports interpersonnels et financiers, mais également par les menées d’un deus ex machina qui tire à leur insu les ficelles de leur conduite, et qui n’est autre que le fameux John Galt. Car ce dernier est l’initiateur d’un étrange mouvement de révolte spontanée qui pousse certains grands esprits à saborder leur carrière et à disparaître du jour au lendemain, en marque de refus au socialisme qui gagne la société américaine. Chacun des protagonistes va être amené à se situer par rapport à cette énigme.

 

Le message est clair : l’on assiste à la révolte des élites contre les « pillards » qui s’approprient indûment leurs découvertes et sapent leurs compétences. « John Galt est Prométhée qui a changé d’avis. Pour avoir ravi aux dieux le feu du ciel et l’avoir apporté aux hommes, il était dévoré depuis des siècles par leurs vautours. Alors il a brisé ses chaînes et leur a retiré le feu, en attendant que les hommes retirent leurs vautours. »

 

Machine de guerre métaphorique

 

Le traumatisme fondateur d’Ayn Rand était sa peur de tomber sous l’emprise d’un régime communiste. Son roman, qui lui a pris huit années de rédaction, est publié en pleine Guerre froide. Il n’est en rien surprenant qu’alors elle ait produit cette énorme machine de guerre métaphorique qu’est Atlas shrugged, comme afin de contrer les menaces qu’elle sentait peser sur la « terre de libertés » qui l’avait recueillie. L’utopie créée par John Galt – qui consiste à rassembler les grands esprits ayant opté pour la dissidence et à leur permettre de vivre en autarcie loin d’un monde jugé déliquescent – décalque celle d’Ayn Rand, qui espère une nouvelle race d’hommes, composée de penseurs, producteurs, inventeurs, en somme de « purs », capables de s’affranchir de leur dieu ou de leur roi, « autrement dit la manifestation la plus imbécile, la plus tordue de l’incompétence humaine érigée en modèle ». Capables aussi de vivre grâce à l’exercice de leur raison, en vue de leur propre intérêt et débarrassés de la contrainte de devoir s’en remettre à autrui.

 

Le domaine de John Galt n’est cependant pas le rocher de Monaco. Plutôt une Arcadie mâtinée de Mensa où se réfugient musiciens, juristes, médecins et, certes, des affairistes de haut vol. Mais le véritable critère fédérateur de ces exilés volontaires est le talent qu’ils possèdent et qu’ils ne veulent plus voir bafoué, spolié ou dévalué parce que cédé à la masse parasitaire :

 

« Si je n’avais pas conscience que ma vie dépend de mon intelligence et de mon travail, […] si je n’avais pas eu pour principe d’utiliser mes capacités physiques et intellectuelles pour vivre et élargir mes horizons, vous n’auriez rien trouvé à piller, rien qui ne puisse vous faire vivre. Ce n’est pas ce qu’il y a de mauvais en moi que vous utilisez contre moi, mais ce que j’ai de bon au contraire. Ce que vous reconnaissez comme bon, puisque votre vie en dépend, puisque vous en avez besoin, puisque votre but n’est pas de détruire ce que j’ai accompli, mais de vous l’approprier. »

 

Le monologue final de John Galt – ou plutôt son discours, puisqu’il s’agit d’une allocution radiophonique – occupe pas moins de 60 pages, dans le chapitre XXVII. On retrouve dans ce morceau de bravoure les principes fondateurs de la philosophie objectiviste et de cette sacro-sainte « estime de soi » qu’exaltait Ayn Rand. Le pivot de cette théorie réside dans la confiance aveugle, le culte exclusif qu’elle voue à la raison. D’après elle, l’homme ne doit pas donner un sens à la vie, mais à sa vie :

 

« Une vie réussie procure le bonheur, alors que la mort est à l’œuvre dans le malheur. Le bonheur est cet état de conscience qui vient à l’homme quand ce qu’il a accompli est en harmonie avec ses valeurs. Un code moral qui vous met au défi de trouver le bonheur en renonçant à votre bonheur et qui accorde une valeur à l’échec de vos valeurs est un insulte à la morale ! Une doctrine qui prône le sacrifice comme idéal n’a que la mort à vous proposer comme modèle. C’est une réalité que, par nature, l’homme – tout homme – est une fin en lui-même, il existe pour lui-même et n’a pas d’objectif moral plus élevé que la quête de son propre bonheur. »

 

S’il fait le choix de vivre (car Ayn Rand défend bec et ongles la liberté du suicide), l’homme doit dès lors, par ses propres moyens intellectuels et son discernement, extraire de son esprit les idées qui vont l’aider à survivre dans l’environnement forcément hostile que constituent la nature ou la société.  

 

Gourou ?

 

Il y a quelque chose d’hypnotique à lire ces pages, et l’on s’étonne à peine qu’Ayn Rand ait été parfois identifiée à un gourou, car son John Galt en a tous les attributs : en particulier celui de faire croire à ses disciples qu’il est le seul à être en mesure de leur apprendre ce qu’est la liberté, la vertu, le bonheur et les qualités qui en découlent, telles l’intégrité, l’honnêteté, la justice, la productivité, etc. :

 

« Commencez-vous à comprendre qui est John Galt ? Je suis l’homme qui a gagné ce pour quoi vous ne vous êtes pas battus, ce à quoi vous avez renoncé, ce que vous avez trahi et dénaturé, quoique vous n’ayez pas réussi à le détruire complètement et que vous le dissimuliez à présent, tel un secret honteux, […] vous mourez d’envie de dire ce que je dis maintenant à la face du monde entier : que je suis fier de ma propre valeur, que je suis fier d’avoir envie de vivre. »

 

C’est un nouveau type de Big Brother qui s’exprime ici, et qui s’adresse non pas à une multitude, mais à l’égoïsme de chacun !

 

Un autre point problématique, comme dans toute pensée libérale au fond, est l’articulation qui est opérée entre éthique et capitalisme. On peut lire dans la notice qui est consacrée à Ayn Rand sur Wikibéral : « Sa philosophie repose sur une commande ou un ordre que l’être humain doit s’imposer à lui-même : se surpasser durant toute sa vie. L’idéal n’est pas de se comparer aux autres mais de vivre le potentiel qui réside en chacun de nous. Il s’agit de se stimuler par l’émulation et non par la concurrence compétitive. » Bien sûr. Mais ces vertus semblent inapplicables dans des systèmes sociaux où subsiste un minimum, non d’humanisme, mais d’humanité, soit le contraire des dystopies. Le réalisme auquel tend Ayn Rand perd de sa pertinence et se détériore aussitôt qu’il est mis en parallèle avec des enjeux matériels. Ainsi de ce passage prônant un idéal de justice : « […] si un morceau de ferraille s’achète moins cher qu’une pièce neuve, un bon à rien mérite moins d’estime qu’un homme de bien. […] tout système d’évaluation morale repose sur la probité et la juste appréciation des vertus et des vices et […] cela exige de tout individu la même probité que celle avec laquelle il traite ses affaires financières. » Le reproche majeur que l’on pourrait formuler à l’encontre de l’objectivisme randien, c’est qu’il est un code de conduite agréable, parce qu’aisément applicable, pour les possédants, pour ceux dont l’existence marque une courbe invariablement ascensionnelle et qui, à l’instar de John Galt, sont persuadés qu’ils n’ont pas « le droit de déchoir ». Très bizarrement, son vitalisme stimulant se désincarne et se dessèche dès qu’il entre en contact avec les « aléas de la vie », dont on dirait qu’Ayn Rand, après avoir eu sa révélation, s’estime immune. Tout ce savant échafaudage de concepts, brillamment articulés, ne forme pas une « philosophie ».

 

Les prémisses des théories randiennes sont impressionnantes, par exemple lorsqu’elle explique : « L’homme est qualifié d’être rationnel, mais la rationalité est un choix – et l’alternative que lui offre sa nature, c’est : être rationnel, ou animal suicidaire. L’homme doit être homme – par choix ; il doit avoir sa vie comme valeur – par choix ; il doit apprendre à en être responsable – par choix ; il doit découvrir les valeurs qui sont nécessaires à cela et pratiquer ces vertus – par choix. » Ou encore : « Pour vivre, un homme doit tenir trois choses pour valeurs suprêmes et souveraines de la vie : la Raison, le Sens et l’Estime de soi. » Les conclusions auxquelles elle aboutit sont forcément déceptives, comme il en va souvent des philosophies qui refusent toute confrontation à une transcendance. N’accordant sa confiance qu’à la fabrication de son propre destin par l’homme, Ayn Rand a élaboré une théorie solipsiste, trop simpliste et dénuée de pitié, qui apparaît en définitive comme un banal existentialisme à l’usage des managers, tablant sur des « objectifs précis », n’évaluant les situations et les relations qu’en termes de pertes et profits. En outre, les rapports humains et sociaux qu’induiraient sa société basée sur une privatisation générale de la propriété, la prise en considération de « l’autre » comme partenaire potentiel dans le cadre d’un échange ou d’une action, la pacification de tout rapport grâce au « laissez-faire » capitaliste, tout cela semble au fond aussi terne et stérilisant que l’uniformité tant redoutée de la part des régimes totalitaires.

 

Le voile se lève définitivement sur le fond de la démonstration, quand l’ultime pas dans la zone du mépris est franchi. John Galt s’interroge :

 

« Qui est le plus asservi par ces besoins [physiques] : le paysan pauvre de l’Inde qui s’épuise à pousser sa charrue pour un bol de riz, ou l’agriculteur américain qui conduit son tracteur ? Qui est le plus conquérant de la réalité physique : celui qui dort à même le sol ou celui qui dort sur un matelas à ressorts ? Quelles sont les constructions les plus représentatives du triomphe de l’esprit sur la matière : les taudis insalubres des bords du Gange ou le front de mer de Manhattan ? »

 

Au fond, ce que citizen Rand a tenté, c’est de doter l’Amérique d’une métaphysique, en puisant aux sources du pays qui lui a permis de vivre « en liberté » :

 

« Cette nation – pur produit de la raison – ne pouvait survivre en se réclamant de la morale du sacrifice. Elle n’a pas été bâtie par des hommes qui se posaient en victimes ou qui demandaient l’aumône. […] Dans sa rapide et spectaculaire expansion, cette nation a montré à la face d’un monde incrédule à quelle grandeur l’homme pouvait aspirer, quel bonheur était possible sur terre. […] Vous vous êtes laissé contaminer par le culte du besoin, et ce pays s’est transformé en un géant dont l’âme aurait été remplacée par un gnome malfaisant, laissant ceux qui en étaient l’âme véritable travailler dans l’ombre pour vous nourrir en silence, dans l’anonymat, privés d’honneurs, rejetés, je veux parler des entrepreneurs. »

 

En quoi cette philosophie, qui affiche les stigmates de son élaboration dans les années 50, trouve-t-elle encore des résonances ? Peut-être parce que l’une de ses idées forces est que, dans un monde en crise proche du nôtre à maints égards, l’action du gouvernement, partant de l’État, basée sur l’idée de bien collectif, ne peut qu’être nuisible et empirer la situation. La solution est plutôt à chercher du côté d’individus exceptionnels, de cerveaux qui détiennent les clefs du bonheur… si tant est qu’ils daignent les révéler à leurs frères humains ! Les petits épargnants et les actionnaires floués, condamnant aujourd’hui les incompétents à qui ils ont confié leurs biens auront cependant beau jeu d’enfiler leur tee-shirt « Who’s John Galt ? », leur protestation ne se hissera pas plus haut que celle d’une ligue de consommateurs grincheux.

 

Égoïsme ?

 

Une autre explication, moins factuelle, pourrait être que la conception randienne de la vie paraît de plus en plus « en phase » avec les aspirations des générations nées après la fin de l’affrontement idéologique entre communisme et capitalisme. Les monades désirantes et consommatrices de l’occident contemporain se retrouvent tiraillées entre les deux pôles d’une même sphère : d’un côté, la logique de la globalisation normalisatrice et de l’autre la fragmentation extrême induite par la société du « C’est mon choix » ou du quart d’heure de gloire via quelque buzz sur Internet.

 

Mal compris, découplé de son contexte d’émergence et maladroitement remis à la sauce du jour, l’appel à la responsabilisation intégrale de l’individu que formulait Ayn Rand quand elle clamait : « Je n'ai besoin ni de justification ni de sanction pour être ce que je suis. Je suis ma propre justification et ma propre sanction. », pourrait être réinterprété comme une valorisation arrogante du moi uniquement désireux de se distinguer et de s’imposer. Sa « vertu d’égoïsme » tiendrait dès lors aussi bien dans la bouche d’un chauffard responsable d’un accident mortel, d’un jeune cadre dynamique sans scrupule, d’une star de la chanson que d’une caillera de banlieue. Et que l’on songe au danger que contient en germe la formule « Un code de valeurs accepté par choix est un code moral, une éthique ». Il est trop tôt (ou trop tard) pour que notre société, encore sous-tendue par certains impératifs catégoriques et quelques salutaires règles de droit collectif, prête le serment proposé par John Galt : « Je jure, sur ma vie et l’amour que j’ai pour elle, de ne jamais vivre pour les autres ni demander aux autres de vivre pour moi. » Et c’est tant mieux. Mais si, à force de dévoiements et d’approches « décomplexées », ce message s’ancrait vraiment dans les esprits d’une frange de l’opinion puis s’imposait comme une nouvelle éthique, il faudrait pour le coup avoir vraiment peur d’Ayn Rand.

 

(1) L’adaptation cinématographique du roman, déjà sortie en salles aux States, a été apparemment financée par des producteurs proches de cette frange de l’opinion…

 

Frédéric Saenen

 

Ayn Rand, La Grève, Traduction de l’anglais (États-Unis) par Sophie Bastide-Foltz, Editions Les Belles Lettres, septembre 2011, 1170 pp., 29, 50 €.

 

3 commentaires

Bon article que je recommande car ayn rand est inconnu chez nous. Aparté: le film "the fountainhead" , réalisé par King Vidor et avec Gary Cooper, est unique dans son genre. recommandé

Enfin pris le temps de lire cet excellent article. on peut ajouter, histoire d'essayer de mieux comprendre la société américaine et ses ressorts, que ce livre a été élu meilleur ouvrage du XXème siècle aux USA, et qu'il a autant été lu que la Bible. Ca vous pose une société, dans laquelle l'individualisme est autant une philosophie qu'un mode de vie.

Helena

La philosophie d'Ayn Rand se confronte bien à la réalité, contrairement à ce que vous écrivez. L'exemple le plus éclatant étant l'URSS où les innovateurs se taisaient, où les scientifiques et les médecins dissidents devenaient chauffeurs de car ou laveurs de vitres ( cf. L'insoutenable légereté de l'être). Dans un pays collectiviste, l'intelligence se met en grève, ou part si elle le peut (brain drain), ce qui conduit inéluctablement à la chute ou au changement du régime en question.