Le wagon d’Arnaud Rykner est-il le livre de trop ?

Est-ce que tout est (re)parti des Bienveillantes ? Il n’aura échappé à personne que depuis le fulgurant succès de ce roman-là, éditeur et romancier se sont (re)lancés dans le créneau du récit sur la Seconde Guerre mondiale et/ou la Shoah, avec une prédilection pour la seconde, et toute la panoplie des immondices qui l’entourèrent, actes barbares et salopards hors catégories qui peuplèrent les cauchemars de nombreuses victimes. Mais doit-on mettre en pâture, sous prétexte de littérature, ce que l’homme a de plus monstrueux ? Et surtout, doit-on démultiplier à l’infini cet exercice de style, qui, s’il a une valeur pédagogique intrinsèque, perd de son importance à se voir ainsi imiter sous diverses couvertures ? Car, ne l’oublions pas, l’éditeur est devenu un marchand avant tout. Et le livre est passé d’une référence à un pur objet marketing.

Pendant combien de temps encore devrons-nous supporter les états d’âme d’écrivains plus ou moins brillants qui s’amusent à se téléporter dans le cerveau dérangé du bourreau ou dans l’esprit tétanisé de peur de la victime ? Jamais l’humanité n’oubliera le génocide juif, l’humanité occidentale s’entend, et oui, nous sommes désormais tous des fils de Eichmann, comme nous le rappela Philippe Fraisse dans son essai sur Stanley Kubrick (Le cinéma au bord du monde), et nous devrons, à jamais, vivre avec ce poids sur les épaules, admettre que l’Humanité est bien morte en 1945, et que désormais, plus rien, jamais, n’aura le même goût, car le sel du désir et le sucre du plaisir se sont dissous pour les siècles des siècles dans l’océan du sang versé par les nazis et leurs frères staliniens... sans oublier les victimes du double bombardement nucléaire sur le Japon.

Fade et tiède est donc l’existence que nous devons assumer, triste et infiniment lassant ce quotidien qui ne cesse de nous renvoyer ces images d’horreurs commises le plus souvent au nom d’une religion qui n’est rien plus ni moins que l’émergence d’une doctrine soumise au caprice d’une secte d’illuminés qui ne peuvent admettre l’existence sans un dieu tout puissant et qui s’octroient le droit d’occire leur prochain sous prétexte qu’il ne croit pas comme eux. 1945 n’a rien appris à l’humanité ! Et, fatalement, tous les jours nous rappellent que rien ne change, rien ne changera, et que la majorité des hommes continue à s’enliser dans des conflits d’un autre âge, toujours sur le même thème, sans que la minorité scientifique ne parvienne à inverser la tendance... Car, finalement, avec un peu de bon sens, qui croire : des fables qui datent pour certaines de plusieurs milliers d’années, traduites et réécrites de nombreuses fois, ou l’implacable vérité scientifique ?

Alors on aimerait, en ouvrant un livre, surtout un roman, pouvoir s’évanouir dans l’éther d’un autre possible. Aller vers un ailleurs amusant, étonnant, étrange voire terrifiant pour celui qui aime les frissons, mais plus sur cette thématique de l’horreur humaine génocidaire... C’est tout simplement insupportable, et il y a tellement de choses insupportables au quotidien, que l’on se dit que certains textes, tout admirables qu’ils puissent être, devraient demeurer dans l’intime, ne pas sortir de la sphère privée. Arnaud Rykner le reconnaît d’ailleurs, c’est parce qu’un proche de sa famille a évoqué un jour ce train qu’il a ressenti le besoin impérieux d’écrire ce wagon. Mais devait-on pour autant le publier ?

Certes, le style est parfaitement maîtrisé, le récit captivant et poignant, mais je n’ai pu dépasser la moitié du livre (j’ai fini en diagonal…), trop d’images reviennent en mémoire, trop de bruit et de fureur, sans doute trop de lectures aussi sur ce sujet. Lequel, s’il intéresse, doit être abordé par un seul livre, impératif, indispensable, à tel point qu’il devrait figurer au programme de tous les lycées du monde entier. Oui, il existe un livre terrible qui décortique, mille fois mieux que n’a pu le faire Jonathan Littell, le mécanisme psychologique qui a conduit certains hommes à perdre le sens et à sombrer dans l’abject. Il faut lire Le Sens de l’Holocauste - Jouissance et sacrifice, écrit par feu le psychanalyste Serge André qui a réussi à sonder l’indicible et à dire ce qui se cache derrière l’horreur absolue. Des travaux conduits pendant des années... et qui eurent raison de sa santé. Il est pour ainsi dire mort à cause de ce livre, comme si la puissance maléfique qui ronge l’âme humaine s’était vengée d’avoir ainsi été mise en lumière.

Alors, oui, soit, il y eut bien ce train infernal qui, en juillet 1944, emporta deux mille déportés de Compiègne à Dachau, deux mille hommes entassés dans vingt-deux wagons par une chaleur accablante, dont cinq cents n’y survivront pas. Arnaud Rykner suit l’un d’eux, un jeune homme qui vient d’avoir vingt-deux ans. Il a peur, il a soif, il tente de résister par la force de l’esprit, il a de mauvaises pensées, se bat, aide les plus faibles, désespère puis finit par triompher de ce périple impossible pour voir s’ouvrir les portes du camp d’extermination. Il s’est battu pour (sur)vivre afin de pouvoir... mourir ?
On doit donc se demander pourquoi ce livre ? Quelle fonction a-t-il ? L’éditeur nous apprend qu’à l’heure où disparaissent les derniers témoins, la littérature des camps, écrite par les victimes, fait désormais place à celle de la fiction pure. Ce wagon s’inscrirait donc dans cette nouvelle lignée. Voir Les Bienveillantes plus haut. CQFD.

Car nous ne sommes plus dans le pédagogique, ici, dans l’indispensable besoin de témoigner, de laisser trace de ce qui eut lieu, nous ne sommes plus dans l’Histoire mais dans une simple petite histoire, une de plus, et ce n’est que le début, semble-t-il, puisque s’il s’avère qu’une nouvelle lignée vient de voir le jour, les éditeurs qui sont des marchands, vont sentir le vent de l’argent facile et ouvrir leurs couvertures à tout écrit qui abordera ce thème si délicat.
Quid des descendants des victimes ? Quelqu’un y a-t-il pensé ? Supportent-ils ce déballage, cette vampirisation systématique sous couvert de bonne intention (mais aussi de bon rendement financier) ? Comment vivent-ils ce rappel médiatique du cauchemar de leur(s) parent(s) ?
Du déni qui n’arrivera jamais, de l’oubli impossible doit-on, pour les éviter, sombrer dans le voyeurisme ? Nous vautrer dans l’abject, lire l’immonde à longueur de pages ? Toute cette littérature me donne envie de vomir. Et même si cela n’est "que" littérature, il restera toujours un arrière goût, quelque chose qui ne passera pas...

La Shoah n’est pas de la littérature et ne le sera jamais. Et encore moins une industrie littéraire... On lira donc d’Arnaud Rykner plutôt ces deux très beaux romans : Nur  et les Enfants perdus

François Xavier

Arnaud Rykner, Le wagon, Babel, août 2013, 150 p. – 7,00 €
Parution initiale : Rouergue, coll. "La brune", septembre 2010, 144 p. – 15,00 €

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