Lem en Kafka lyrique

Les chroniques de l’homme du néogène auraient été retrouvées dans une baignoire, d’où ce surnom générique qui donne le titre à ce roman hallucinogène. Nous voilà plongés au cœur de l’Édifice, sorte de Château kafkaïen baigné d’idéologie orwelienne où rien n’est dit clairement, les dossiers disparaissant tout comme les espions, à moins que ce ne soit qu’un jeu pour tester la loyauté des sujets, voire une contre-révolution en marche puisque l’anti-Édifice aurait noyauté tout l’organigramme si bien qu’il y aurait plus de renégats que de fidèles. Mais cela reste encore à prouver !
On se reconnaît en buvant du thé, selon qu’une fausse mouche apparaisse dans la soucoupe – ou pas. L’uniforme n’est plus obligatoire pour celui qui est porteur d’une Mission, mais faut-il encore qu’il sache exactement ce que l’on attend de lui… On y perdrait son latin si Stanislas Lem n’avait pas ce lyrisme décalé qui fluidifie la lecture, tisse la trame de l’absurde avec délicatesse, crédibilité, norme et force détails pour nous entraîner aux côtés du narrateur dans cette quête qui pourrait bien s’avérer un piège redoutable. Ou alors un destin, une opportunité de changer le monde alors que l’humanité est aux portes de l’extinction…
Nouvel opus d’une SF polonaise qui s’invite dans le concert littéraire avec jubilation, une œuvre singulière qui perdure après sa lecture, tant l’on s’amuse à tirer quelques anecdotes qui nous paraissent si contemporaines alors que l’original date de... 1961. Les dérives libertaires et l’ambition du contrôle des populations qui s’affichent au grand jour désormais ne sont, en effet, pas nées d’hier. Le hic c’est de voir la soumission des peuples qui adhèrent aux mondes virtuels, aux réseaux sociaux, aux caméras de surveillance, et bientôt au métaverse – sans parler de l’IA – en oubliant qu’ils se suicident moralement, intellectuellement, socialement et bientôt physiquement, quand ils seront dépendants de leur algorithme pour (sur)vivre dans un monde livré au chaos.
Une lecture de fuite et de plaisir, mais qui devrait aussi ouvrir quelques consciences ; espérons-le tout le moins…

François Xavier

Stanislas Lem, Mémoires trouvés dans une baignoire, traduit du polonais par Dominique Sila et Anna Labedzka, Babel, octobre 2022, 282 p.-, 8,90 €

Sur le même thème

Aucun commentaire pour ce contenu.