François Schuiten, avec La Douce, fait vivre un attachement à l’objet de toute une vie.

Léon Van Bel est machiniste-mécanicien depuis 50 ans. Les poumons grillés, il approche de la retraite. Il est amoureux de son outil de travail, une locomotive à vapeur qu’il appelle La Douce.

Économiquement et techniquement, les temps changent. Un téléphérique géant va se substituer au chemin de fer pour franchir les montagnes. Les locomotives à vapeur sont remplacées par des machines électriques. Van Bel voit ses camarades partir pour conduire ces nouvelles motrices. Même son mécanicien, un fidèle compagnon, a demandé à servir sur d’autres véhicules.

Ne voulant pas voir sa chère machine passer à la casse, il entreprend, avec quelques amoureux de la traction à vapeur, de la cacher dans sa maison qu’il a aménagée à cet effet. Il est découvert et emprisonné pour vol. À sa sortie, il décide de retrouver sa Douce et commence un périple vers les cimetières de locomotives en utilisant une cabine de téléphérique abandonnée. Il y retrouve une jeune voleuse de métaux qu’il a sauvée d’un viol collectif avant son enfermement. Ils vont vivre alors une quête…


Dans un univers onirique où le niveau des eaux monte sans cesse, le chemin de fer est remplacé par un réseau géant de téléphériques. Le scénariste installe une fable sur l’évolution sociale et technique, offre un récit empli de nostalgie, de poésie. Mais, de façon pragmatique, il relate, avec beaucoup de réalisme, le parcours qui mène vers la marginalisation, vers le retrait volontaire ou non, d’une société dont l’orientation ne convient pas ou qui rejette ceux qui ne peuvent suivre ces mutations. Il illustre, aussi, la résistance au changement, à l’évolution, bonne ou mauvaise, de la société, à celle du monde du travail causée par l’arrivée de nouvelles technologies.

Il prend pour héros un personnage qui n’entend pas abandonner un mode d’existence qui a constitué toute sa vie professionnelle. Celle-ci s’est construite sur une machine dont il a appris à connaitre le fonctionnement, les défauts, la fragilité, ses capacités et qu’il considère comme une compagne. François Schuiten aborde le transfert de sentiments affectifs. Celui-ci se fait, en général, sur des animaux de compagnie. Mais, le report sur d’autres éléments de l’environnement quotidien, sur du matériel et/ou sur des modalités d’existence, sur un carcan d’habitudes qui servent autant de cuirasse que de motivations, se découvre fréquemment.

Parallèlement, le scénariste fait revivre le chemin de fer à vapeur et particulièrement la locomotive « Type 12 Atlantic » construite en six exemplaires en 1938. Dans une postface, il évoque son histoire, les avancées techniques qui lui sont liées, explicite le rôle des mécaniciens et des chauffeurs. Ainsi, La Douce est aussi un travail de mémoire sur une période révolue.

François Schuiten, ce créateur qu’on ne présente plus tant il est connu des amateurs exigeants d’albums de haute qualité, signe un graphisme magnifique. Il a renoué avec le style et la forme des dessins de la fin du XIXe siècle, utilisé par les illustrateurs d’un monde industriel en plein essor, un dessin proche de la technique de la gravure. En noir et blanc, il réalise une mise en scène efficace, un travail approfondi sur la mise en page, sur l’expressivité des personnages, sur les décors aux lignes de fuite peu communes.

La Douce est un magnifique album, une réussite de plus à mettre à l’actif d’un grand créateur.


Serge Perraud


François Schuiten (scénario, dessin) La Douce, Casterman, avril 2012, 88 p. – 18 €.

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