"Elric", une histoire mouvementée de ses adaptations en Bande Dessinée

Créateur protéiforme, Michael Moorcock a aussi un passé de scénariste de bande dessinées (sur des adaptations d’Edgar Rice Burroughs, dans le magazine Tarzan Adventures). On pourrait donc croire que transposer les aventures d’Elric en bande dessinées fut chose facile. Il n’en fut rien !


Débuts laborieux


Quand Moorcock écrit les premières aventures d’Elric dans les années soixante, l’illustrateur James Cawthorne, qui réalise les couvertures du magazine où il est publié, est pour lui d’une aide précieuse et contribue à caractériser le personnage. Au cours de la décennie, le sorcier albinos rencontre un succès croissant et on pourrait croire que son adaptation en bande dessinée va achever de le consacrer dans la mythologie populaire. De fait, le dessinateur français Philippe Druillet réalise en 1968, en collaboration avec Miche Demuth (traducteur émérite de Dune) une première histoire d’Elric qui satisfait pleinement son créateur : cette bande est rééditée en Grande Bretagne en portfolio, avec des illustrations supplémentaires du futur auteur de Lone Sloane.


Du côté des Etats-Unis


Les aventures d’Elric sont rapidement publiées outre-Atlantique. Et il paraît évident que les éditeurs voient dans une éventuelle adaptation en comics une source de profits. Or, au début des années 70, les comics de super héros connaissent une baisse de leurs ventes et les éditeurs cherchent les moyens pour se maintenir à flot : ils décident de lancer des comics plus tournés vers le fantastique, voire des adaptations de héros des pulps, comme Doc Savage et… Conan. Conan, l’anti Elric, la création de Robert E. Howard la plus populaire. C’est Marvel qui décroche la licence du personnage et qui confie au jeune dessinateur Barry Smith et surtout au scénariste Roy Thomas les destinées de la série.

Or ce dernier connaît bien Elric. Fasciné par l’épée voleuse d’âmes Stormbringer, il a créé une série autour d’un personnage, Warlock (qui connaîtra avec Jim Starlin son sommet) doté d’une gemme magique qui vole les esprits de ses adversaires (si ça vous rappelle une épée noire, tout est normal). Thomas rencontre Moorcock et lui propose de réaliser un crossover de Conan avec Elric. Idée folle que Moorcock approuve plus ou moins en filant quelques idées à Roy Thomas. Dans les pages de Conan 14 & 15 (1972), le lecteur découvre le mélancolique melnibonéen s’allier à Conan. Leur but est simple : empêcher le sorcier Kulan Gath d’éveiller l’ancêtre d’Elric, la sorcière Terhali, de son sommeil (même si Elric cherche un moyen de réveiller sa cousine Cymoril du sommeil où l’a plongée Yyrkoon : nous sommes ici avant la parution d’Elric des dragons et Le navigateur sur les mers du destin). L’histoire est bien sympathique, sauf que le dessinateur Barry Smith a affublé le loup blanc d’un chapeau vert, d’une cotte de maille plutôt légère, ce qui n’est pas du goût de Moorcock. La Marvel voulait-elle lancer une série et Moorcock a-t-il refusé de vendre ses droits ? Ou ce galop d’essai fut-il peu apprécié des lecteurs ? Toujours est-il que l’éditeur américain ne lance aucune série régulière, tandis que Conan, repris par John Buscema, va atteindre des sommets.


Il faut attendre le début des années 80 pour voir le monde des comics s’intéresser à nouveau au personnage. C’est Roy Thomas qui s’y colle pour le compte d’Epic - branche adulte de Marvel, conçue par la maison des idées pour conquérir des nouveaux marchés et pour garder certains auteurs et les empêcher par là-même d’aller à la concurrence…- adapter La cité qui rêve. Pour la partie graphique, il choisit  P. Craig Russel, qui livre une version baroque et colorée de l’univers d’Elric. Par la suite, Roy Thomas adapte pour l’éditeur First Le navigateur sur les mers du destin avec le dessinateur Michael T. Gilbert, sans grand succès toutefois. Le personnage est-il maudit dans le monde des comics ?


On retrouve P. Craig Russel aux commandes d’une adaptation de Stormbringer chez l’éditeur Dark horse en 1997 chez Pacific mais là encore aucune série régulière n’est au rendez-vous. Elric sent-il la poisse ?


Moorcock à la barre


A la fin des années 9O, Moorcock lui-même prend les choses en main. Pour le compte de Vertigo, branche « adulte » de DC, il réalise la minisérie Michael Moorcock’s Multiverse, en compagnie des dessinateurs John Ridgway, Matt Reeve, Walt Simonson. Notre auteur, amoureux des mises en abymes, se met lui-même en scène en compagnie d’un nommé Jack Karaquazian (une autre incarnation du champion éternel) avec lequel il vogue entre les différents plans du multivers. Elric apparaît dans le récit, dans les chapitres du Duke Elric : arrivé dans l’Angleterre du moyen-âge, il sert Charlemagne et divers souverains pendant deux siècles avant de repartir en quête de son destin. Sur sa route, il croise un certain Isaac D’Israeli et sa fille Rebecca qu’il sauve d’une mort certaine (Hommage à Ivanhoé ?) et ces derniers l’accompagnent dans sa quête qui le mène en plein Sahara où il retrouve le dragon Flameflang (que les lecteurs ont croisé dans

les livres de la saga). En sa compagnie, Elric traverse les réalités et livre un dernier combat sous les yeux de son créateur et du dessinateur Walt Simonson (sommet de l’intertextualité !).Touffue, complexe, la minisérie Michael Moorcock’s Multiverse mériterait une traduction mais son succès reste assez limité.


Michael Moorcock revient cependant en 2005-2007 avec la minisérie The making of a sorcerer avec une ambition claire : raconter les premières années d’Elric comme sorcier sous l’œil de son père, l’empereur Sadric. Ce dernier déteste son fils car sa naissance a signifié la mort de son épouse bien-aimée. Elric doit passer des épreuves pour montrer qu’il est digne du trône de rubis, en surmontant les pièges magiques montés par l’infâme cousin Yyrkoon. Dessiné par un Simonson au sommet de ses tics graphiques hérités du grand Jack Kirby et grâce à un découpage dynamique, The making of a sorcerer,  qui s’insère dans la continuité moorcockienne est une franche réussite. Seule la 1ère moitié a été traduite par les éditions Soleil. À quand la suite ?


Puis l’intérêt retombe. Force est alors de constater que le personnage n’a jamais su trouver son public,

de surcroit dans un contexte de crise profonde du marché des comics.


Le salut vient-il de France ?


Pourtant, c’est de France où, rappelons-le, Druillet avait imposé une version très forte du personnage, d’où vient en 2013 une vraie surprise, avec la publication du tome 1 d’une nouvelle série Elric, intitulée Le Trône de rubis. Le scénariste Julien Blondel transpose, en l’enrichissant, l’intrigue d’Elric des dragons, et est servi par un duo de dessinateurs particulièrement inspirés, Didier Poli et Robin Recht. Ces derniers imposent des couleurs sombres, ocres, à l’univers du personnage et n’hésitent pas à montrer la perversité et la violence tranquille des Melnibonéens - Cymoril soigne la faiblesse de son amant avec du sang de jeunes esclaves humaines par exemple -, contrairement à leurs homologues américains plutôt timides en la matière. L’album, adoubé par Michael Moorcock lui-même, qui se fend d’un avant-propos dithyrambique, fera date. Et les prochains albums sont attendus avec impatience.


Ainsi c’est finalement en 2013, après 50 ans d’existence (un âge de raison ?) et après bien des vicissitudes, que le personnage d’Elric touche enfin le gros lot en bande dessinée !


Sylvain Bonnet


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