Blacksad, restrospective des trois premiers opus

Vous-êtes vous déjà pris un bon uppercut dans votre visage en lisant une BD ? Attention, pas un coup donné par un fanatique d’Hergé qui vous reproche de lui donner du tintoin en lisant ostensiblement, devant son honorable personne, une BD n’appartenant pas à celles cultes de son auteur favori. Non, je vous parle du coup de poing imaginaire. Celui qui vous fait mal et vous colle dans votre fauteuil, retourne vos tripes sans que personne ne porte la main sur vous.


Il y a des BD qui font mal rien qu’en les lisant. Celles qui sont trop bien pour que nous, simples mortels, nous puissions nous permettre de les lire. Ce genre de BD, mesdames et messieurs, il n’y en a pas trois cents par décennie. Non. Si vous en trouvez autant que les doigts d’une main dans votre vie – mais attention de vrais chefs-d’œuvre, pas des BD « biens » – alors soyez heureux et faîtes brûler un cierge !


Laissez-moi vous dire qu’il y en a une qui, depuis 2000, navigue dans les dures eaux du monde éditorial en détruisant tout sur son passage. Abattant les XIII, noyant les Astérix, renversant les Tintin, écrasant les Jule, balayant les Spirou… J’ai l’honneur de vous nommer…


Blacksad !


Alors pour les astronautes revenant d’une station spatiale, Blacksad n’est pas un héros de Batman, un méchant de Spiderman ou un personnage de la bande de Marvel… Non, Blacksad c’est… votre chat.


Disons plutôt que Blacksad est le chat que personne ne voudrait avoir pour ennemi. Dans l’Amérique de l’après-guerre où tout le monde est un animal – étrange monde parallèle où les humains sont absents. Il n’y a que félins, reptiles, rongeurs et autres animaux marchant sur deux pattes, s’habillant comme les humains, ayant des voitures, des téléphones, etc… en gros, vous l’aurez compris : un monde normal sauf que tous sont représentés par des animaux – donc dans ce monde John Blacksad, un privé, mène ses enquêtes. Noir de fourrure, ayant pour seul couleur sur sa peau un museau blanc, le chat fumant, clope au museau, doit résoudre des affaires pour venger une amante, sauver une petite fille, protéger un ami savant ou…


Ou ? Là est le mystère. A l’heure où je vous écris ces mots, le quatrième tome est en attente. Le tome 4. Seulement ? Déjà ? Depuis 2000 Diaz Canales et Guarnido emmènent ce félin bien malin changer le monde de la BD. Il y a 10 ans que nous les suivons et nous attendons avec impatience la dernière enquête à paraître.


Nous vous proposons un petit voyage dans le temps… Pour vous préparer à la sortie du quatrième album de la série, voici une petite rétrospective des premiers, quand bien même il y aurait déjà des centaines d’article sur Internet… Laissez-nous pour débuter vous entraîner en novembre 2000.


Les élections présidentielles agitent le monde et les médias depuis plus d’un mois… En fait depuis bien une demi-année. Mais là, vous vous en souviendrez tous, le mode d’élection américain fut remis en cause : l’un des candidats avait plus de voix populaires mais moins de grands électeurs acquis à sa cause… De fait il gagnait alors que moins d’américains avaient voté pour lui… Un beau bazar qui fit couler beaucoup d’encre…

Et c’est dans ce climat qu’est sortit Quelque part entre les ombres.



" Parfois, quand j'entre dans mon bureau, j'ai l'impression de marcher dans les ruines d'une ancienne civilisation. Non à cause du désordre qui règne, mais parce que certainement cela ressemble aux vestiges de l'être civilisé que je fus jadis. "


Oui, entre les ombres. Difficile de mieux définir cette sortie. Une BD que peu attendait. La raison ? Les deux auteurs n’avaient jamais collaboré ensemble. C’était leur première BD en France. Et pourtant ce fut une BD qui allait faire mal. Dès que vous ouvrez le livre, ces mots se présentent à vos yeux, dans la préface de Régis Loisel : « D’ores et déjà, je peux affirmer sans risque qu’elle ne va pas laisser le lecteur indifférent. Ça va faire mal, très mal ! Et c’est la meilleure qu’on puisse […] souhaiter ! »

Effectivement, Loisel avait consulté madame Irma qui ne s’était pas trompée : critiques unanimement positives, première impression rapidement en rupture de stock… Un succès ! Difficile de dire autre chose. Mais pourquoi ? Qu’est-ce qui a fait la réussite de cette BD ? La chance ? Elle a paru au bon endroit au bon moment ? Si tel était le cas, pourquoi, alors que nous la relisons pour la Xième fois, celle-ci plaît toujours ?


Blacksad nous entraîne tout simplement vers l’excellence. Le scénario est superbe. Non, pas compliqué comme dans la plupart des Jean Van Hamme où la moindre inattention peut vous faire perdre le fil de l’histoire. Un scénario simple : une morte, une enquête, un méchant qu’il faut tuer… Une histoire de vengeance toute bête. Mais menée d’une manière époustouflante car tout s’enchaîne de manière logique et intelligente. Rien ne semble tiré par les poils… cheveux.

Et le dessin. Que dire du dessin ? Juste qu’il est possible de s’arrêter sur chaque planche, chaque case et que tout parait magnifique. En elle-même, une case est une œuvre d’art à l’aquarelle. Une planche donne du rythme, une vie. Une BD donne… une BD dans le véritable sens du terme, une bande dessinée, une bande que nous commençons à dérouler facilement, mais qu’il est impossible d’arrêter. La bande se déroule sous nos yeux jusqu’à la fin au point de nous faire rater notre station de métro, même lors de la dixième lecture…


" Sans cet ultime sourire, je n’aurais jamais été capable de le tuer. Maintenant le mal était fait, et son précieux sang-froid tapissait le bureau. "


Laissons Blacksad ici. Laissons le recevoir beaucoup de récompense et retournons dans notre DeLorean volante… Appuyons sur quelques boutons, accélérons à 88 miles à l’heure et…


Nous voici en mars 2003. La guerre en Irak est partout… Les émeutes en France aussi. A croire qu’un climat calme pour une sortie de Blacksad est impensable. Cette fois-ci, le scénario se complique un peu. Un peu comme si le premier tome n’était qu’une grande scène d’exposition pour nous présenter le héros… Ici, ce n’est non plus une histoire de vengeance mais de racisme qui nous intéresse. Car dans un quartier surnommé « The Line » s’affrontent les « Arctics » et les « Black Claws ». Le Ku-Klux-Klan contre les Black Panthers, tout le monde l’aura compris… Tel est donc le thème de la nouvelle aventure de notre chaton adoré…



"De toute évidence, ma tête ne plaisait guère aux gens du quartier... J'avais cependant l'intention de continuer à la montrer. Du moins jusqu'à ce que je retrouve l'enfant..."


Cette fois, changement de taille : nous ne sommes plus forcément dans l’hommage rendu aux vieux polars en noir et blanc. Non, ici c’est d’un blanc marquant… Un peu trop marquant parfois. Car les animaux polaires, tels l’ours, le renard, le hibou… sont tous pour un ordre immaculé. Enfin, immaculé... Se salir les mains de temps à autre est acceptable. Sauf que Blacksad est présent pour mener l’enquête et retrouver une petite fille métisse. Avec l’aide de la fouine journaliste Weekly, il va découvrir que se cache derrière cette organisation bien plus qu’une simple histoire de couleur de peau…


Les illustrations de cet ouvrage sont toujours aussi belles. Le contraste blanc/noir des personnages, de l’environnement enneigé apporte beaucoup à l’œuvre. Les expressions des animaux sont parfois bien plus réalistes que celles de nombreux hommes en bande dessiné. Une leçon de dessin que nous offre Guarnido ? Certains feraient bien de la suivre…


Vous vous en doutez, les récompenses tomberont. En 2004, pas moins de trois honneurs lui seront décernés dont le prix du public au Festival d’Angoulême et celui du meilleur dessin au même festival…


Et rebellotte, nous faisons un retour vers le futur pour atterrir en… 2005. Et comme il était prévu, comme nous nous y attendions, Blacksad sort dans un contexte marqué : les émeutes de novembre 2005. Bon, cela devient agaçant… (Surtout que le prochain tome va bientôt sortir… Nous serions ministre, nous ferions attention : c’est tout de même la deuxième fois que cette BD sort alors qu’une émeute agite notre pays et comme le dit le dicton, jamais deux…).


Pour cette fois-ci, accrochez-vous car l’histoire n’est plus du tout simple. Nous avons vu la vengeance. Nous avons vu le racisme. Nous allons voir le maccarthysme et la chasse aux sorcières. Notre félin si malin n’a pas bien joué avec son banquier. Lorsqu’on a faim, soit on mange dans la gamelle du chien, soit on accepte un boulot qu’on aurait refusé en temps normal. Devenu garde du corps d’un riche joueur, John le suit dans ses déplacements. Jusqu’à ce qu’il démissionne après avoir rencontré son vieux professeur… Celui-ci fait partie d’un groupe d’intellectuels qui se prononce à gauche. Et c’est peu dire. Alors que les problèmes de l’arme nucléaire agitent le monde, Blacksad doit chercher à protéger son vieil ami... qui pense que le rouge est bon !



" Je restai plus d'une heure à observer en silence avant d'ouvrir la bouche et de rompre cet instant magique de création. Cet être à la santé fragile se transformait en tornade quand il sentait dans sa main le contact d'un pinceau et l'odeur de peinture lui collait au museau ".


Pour ce tome, nous allons simplement vous raconter une anecdote. Ce fut la première fois que nous nous retrouvions aussi bête devant une BD, à nous dire « mais pétard, c’est impossible de faire un truc aussi bon. Cela ne devrait pas être permis ». A croire que ce que nous venions de lire dépassait toutes les lois de la physique.


Et pourtant nous avions été prévenu. En discutant de cet ouvrage, nous avait été décrit une scène où un méchant pourchassé par Blacksad passe devant une vitrine en bas de la planche de droite. Et en tournant la page, la vitrine explosait sur une grande aquarelle prenant une moitié de la feuille alors que les deux animaux luttaient au corps-à-corps. Rien ne laissait penser que Blacksad arrivait lors de la fuite du grand méchant sauf son ombre sur la dernière case de la page précédente, si parfaitement intégrée au décor qu’il était dur de la remarquer… Et bien devinez : nous avons lu le livre en cherchant cette scène avec attention. Et lorsque nous tourné la page et que la vitrine s’est cassée, nous nous sommes arrêtés.


Tout bêtement arrêté.


Un instant de silence.


Puis, réaction normal, les neurones reprenant le dessus, nous sommes revenus en arrière et avons relu la planche précédente, recherchant l’ombre de Blacksad que nous avions pourtant guettée avec attention.


Finalement elle fut aperçue. Nous venions de nous prendre la plus belle baffe de notre vie, et c’était une BD qui l’avait offerte sur un plateau. Alors que nous savions exactement comment était construit le passage, nous ne l’avons simplement pas vu venir tellement les auteurs l’ont parfaitement exécuté. Nous nous sommes senti bien bête devant la force de cette feuille. Ce sera peut-être, sûrement même, un autre passage pour vous, mais je peux vous garantir que le dessin de Guarnido et le scénario de Diaz Canales ne laisse pas de marbre dans cet ouvrage. Comme dans les précédents.


Passons une fois de plus dans un trou noir alors que la BD remporte une nouvelle fois des prix au festival d’Angoulême et revenons à notre époque. Août 2010. Dans un mois Blacksad 4 va sortir. L’Enfer, le Silence.


Le mieux à faire, pour l'instant, est de garder le silence afin de se préparer à lire un quatrième tome. Les présages sont bons… attendons-nous au pire  : une BD va (peut être ? sûrement ?) nous mettre K.O. une fois encore !


Pierre Chaffard-Luçon


(article paru sur lelitteraire.com à l'été 2009, revu et corrigé en février 2014)


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