Philippe Saada, Sébastien Vassant, "Juger Pétain" : La figure tragique du maréchal

Paris, 23 juillet 1945. Une chaleur harassante tient Paris sous sa botte alors que s’ouvre le procès le plus retentissant du XXème siècle. Le vieux maréchal Pétain entre dans la salle d’audience, d’un pas mesuré. Il a 89 ans. Il semble ignorer la foule des curieux qui l’a acclamé ou toléré en silence depuis le sinistre jour du 10 juillet 1940 où les pleins pouvoirs lui furent donnés. La Haute Cour de Justice entame le procès d’un homme qui incarne la trahison de son pays. L’acte d’accusation est solennellement prononcé, l’inculpé doit répondre de ses actes, il a commis le crime d’attentat contre la sûreté de l’Etat, entretenu des intelligences avec l’ennemi en vue de favoriser ses entreprises en corrélation avec les siennes. Il est établi que Pétain entretenait des relations avec les principaux membres de l’association connue sous le nom de la cagoule, dont le but était de renverser la République et de la remplacer par un régime dictatorial à l’instar de ceux de Rome et de Berlin. Le vainqueur de la bataille de Verdun a décidé de faire confiance à ses défenseurs. Il ne prendra qu’une seule fois la parole, ayant affûté son testament politique. Il est convaincu qu’on cherche à le salir. Il se pose en homme responsable. Il voulait, par un acte nécessaire et sauveur, protéger la France, l’unir devant la discorde. Abréger ses souffrances, en somme. Ayant fait à son pays le don de sa personne, il entend que son sacrifice ne puisse être mis en doute. En condamnant le chef de l’Etat de Vichy, des millions de Français seraient condamnés avec lui. Pétain plaide non coupable. Reynaud a fait appel à lui en juin 40. Les Français sont venus le chercher. La France, c’est la raison de vivre d’un soldat qui souffrit quand l’Alsace-Moselle fut arrachée au sol de la patrie comme un lambeau de chair vive, selon ses mots.

 

L’enjeu véritable de ce procès est brillamment exposé par Albert Camus, présent à quelques audiences – entre les répétitions de Caligula – : Il s’agit d’établir si Pétain a servi l’Allemagne, si sa politique a renforcé les chances de la guerre hitlérienne, s’il est responsable des déportations, tortures et fusillades, s’il a été enfin, qu’il l’ait voulu ou non, le serviteur de l’ennemi et l’agent de ses infamies. Le procès revient sur le sens de la capitulation et l’entrevue de Montoire – Pétain se déplace de son plein gré pour serrer la main d’Hitler le 29 octobre 1940. A-t-il, en entrant dans la voie de la collaboration avec l’ennemi, trahi son pays ? C’est lui seul que l’Histoire juge. Pétain s’est enferré au cours de la guerre. Jouant d’abord un double-jeu – lui le bouclier sauveur de la République, de Gaulle son épée – il a ensuite, en rappelant Laval en septembre 1942, approuvé silencieusement la chasse des résistants et la déportation des juifs de France vers les camps de la mort. Le réquisitoire, après les plaidoiries, évoque l’humiliation de la France voulue par le régime d’Hitler et ce gouvernement qui l’a pleinement assumé. On a failli faire perdre l’honneur à la France, sa raison de vivre, en lui enlevant son honneur. Cela messieurs, c’est le crime inexpiable auquel il n’est ni atténuation, ni excuse… La Cour condamne Pétain à la peine de mort, à l’indignité nationale, à la confiscation de ses biens. En vertu de son grand âge, la condamnation est commuée en détention perpétuelle par le général de Gaulle lui-même.

 

François Mauriac, présent lors de la délibération aura ces mots : Le dialogue de l’accusation et de la défense va se poursuivre de siècle en siècle ; pour tous, quoiqu’il advienne, pour ses admirateurs, pour ses adversaires, il restera une figure tragique éternellement errante… A mi-chemin entre la trahison et le sacrifice.        

 

 

Cette bande dessinée au trait vif, en noir et blanc sur fond gris comme l’époque qu’elle met en scène est dynamique, jamais ennuyeuse. Des éclairages constants, des intermèdes historiques sont apportés au lecteur. Ce compte rendu d’aujourd’hui d’un procès d’hier – comme si vous y étiez ! – rafraîchira la mémoire des oublieux. Salutaire, cette radiographie de l’inconscient collectif rappelle les errements d’une certaine France au visage tragique, France qui n’a pas encore fini de traquer les fantômes de son passé. Une œuvre d’utilité publique !      

 

Frédéric Chef

 

Philippe Saada, Sébastien Vassant, Juger Pétain, Glénat, septembre 2015, 136 pages, 19,50 €

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