Felipe Hernàndez Cava & Pablo Auladell, ou le petit prince de Crimée, "Je suis mon rêve"

Voilà déjà quelques années que la BD, qui n’est pas un art mineur - et ne l’a jamais été -, traite de sujets mystérieux, philosophiques et historiques avec la plus grande rigueur, offrant aux lecteurs des planches de grande facture, liant la créativité artistique à des textes littéraires. Cet album de quatre-vingts pages nous plonge dans un univers homérique lié à la Seconde Guerre mondiale, librement inspiré d’un des événements les plus légendaires de l’histoire de l’art contemporain : l’accident d’avion de Joseph Beuys, en Crimée. 


La première page ouvre sur un combat aérien. Le chef d’escadrille, Erich, dialogue avec Solaya, un fantôme qui semble connaître son destin. Mais très vite le flou s’empare des cases : comment discerner avec exactitude ce qui est du domaine du rêve de la réalité ? Se mêlent, dans un savant kaléidoscope, les souvenirs d’enfance du pilote, les mensonges de ses parents, la folie de sa mère et l’intransigeance de son père (à moins que ce soit l’inverse ?), sa rééducation auprès d’une chaman tartare qui l’a recueilli, la doctrine nazie opposée à celle du stalinisme, l’impossible positionnement d’un soldat broyé par la machine de guerre, l’ambition héroïque bafouée par la mécanique d’extermination, la candeur des valeurs du combattant face au concept de guerre moderne...


Cet album déploie une fiction historique, récit foisonnant où l’épique chevaleresque s’éprend d’idéal communautaire et dépeint une trame revue par le double prisme de la mémoire et de l’imaginaire. Par la force de l’écriture se construit une réflexion profonde sur le sens de l’histoire dans l’Histoire et les mille et une façons de prendre position face aux totalitarismes qui ont ensanglanté le XXème siècle. 


Somptueusement servi par une dessin en noir et blanc ponctué de sépia, les traits suggérés aussi bien que les photographies réutilisées dans la trame imposent une atmosphère unique et irréelle qui permet d’ouvrir une fenêtre poétique sur ce monde d’horreurs. Ainsi les hommes parviennent-ils à fuir les champs de bataille, les plans d’extermination et même à rencontrer Schopenhauer en plein bombardement de Dresde, les espace-temps se jouant de la chronologie pour identifier la faille et mettre en lumière l’impossible pouvoir des hommes sur les hommes...




Remis en selle par Solaya qui le conduit vers les siens, chiens affamés de sang, exterminant les slaves dans un ballet réglé au millimètre, Erich accomplira son destin dans le ciel de Dresde, en mai 1945, face à une vague de bombardiers contre laquelle il aura l’audace de se dresser. Expiant ses fautes dans le feu rédempteur des bombes incendiaires qui vont ravager la Florence allemande pendant plusieurs jours et plusieurs nuits, la voix de Solaya l’accompagnera pour l’aider à recouvrer le sens qu’il faut donner au passé et au monde...


Osant une technique complexe, Pablo Auladell mixe à merveille les strates d’un personnage multiple, à la fois héros de l’histoire et narrateur. Une réussite qui s’appuie sur la puissance du récit de Cava ; ainsi l’album superpose-t-il les motifs et les chaînes thématiques : le lecteur est invité à revivre à la fois l’aventure d’Erich Hafner, celle du scénariste confronté au totalitarisme et enfin celle du dessinateur qui met en mouvements la libération progressive de soi et du monde...
Œuvre d’une grande beauté formelle, Je suis mon rêve démontre que la BD sait se grandir quand l’occasion se présente et peut traiter des grands thèmes de la littérature avec ses propres armes, dès que deux talents se rencontrent...


François Xavier


Felipe Hernàndez Cava & Pablo Auladell, Je suis mon rêve, traduit de l’espagnol par Benoît Mitaine, coll. "Traverses", 240 x 320, cartonné, quadrichromie, Les Impressions Nouvelles, février 2012, 80 p. - 18,00 €

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