"Alan Moore", dans les secrets du mage

L'éditeur lyonnais Les Moutons Electriques a déjà proposé par le passé des ouvrages consacrés à des auteurs de bandes dessinées américaines (Jack Kirby, Steve Ditko), ce qui est plutôt commun : après tout il existe des études sérieuses faites sur Hergé, Franquin et Jacobs également. Cependant, il s’agit ici d’un ouvrage consacré à un scénariste (et les Moutons Electriques sont récidivistes car une première mouture de ce  livre était paru il y a dix ans, l’Hypothèse du lézard), le britannique Alan Moore, auteur entre autres de la BD Watchmen, adaptée à l’écran en 2009 — citons également From Hell portée à l’écran en 2000 avec Johnny Depp. Également écrivain à ses heures (la Voix du feu est paru l’année dernière),  l’œuvre de Moore dépasse donc  largement par son influence le simple cadre du comic book et mérite donc que l’on en parle ici.

Au départ pensé comme une actualisation de l’Hypothèse du lézard, ce recueil se présente comme une étude compilant des articles censée nous donner un aperçu du parcours de Moore et insiste sur différentes œuvres (Watchmen évidemment mais également les séries Swamp Thing,  Supreme, V for Vendetta, Promethea), incluant aussi des entretiens avec le créateur britannique et des témoignages de collaborateurs, comme le dessinateur Stephen Bissette, voire d'écrivains comme Michael Moorcock. On tentera ici de faire quelques remarques sur le fond et la pertinence de la démarche critique qui sous-tend ce livre.

Un créateur

Né en 1953, Moore a commencé la BD en Angleterre, via les magazines 2000 AD et Warrior en écrivant des histoires courtes de SF, remarquées par leur ton satirique et un sens aigu du découpage. Il fait partie de cette génération d’artisites nglais (citons Neil Gaiman, Grant Morrison, Alan Davis entre autres) qui va débarquer aux Etats-Unis pour travailler chez les deux grands éditeurs, DC et Marvel, dans les années 80. Moore est celui qui leur ouvre la voie : il commence à œuvrer sur Swamp Thing dès 1983 et son magnum opus Watchmen sort dans le courant de l’année 1986. Ce grand succès marque aussi le début de ses problèmes récurrents avec les éditeurs : Moore revendique ses droits d’auteur, et le contrôle de ses créations et des royalties sur les produits dérivés. Après un dernier travail sur Batman (A Killing Joke en 1988), il rompt avec DC et se lance dans l’édition indépendante. Pour autant, Alan Moore n’est pas un créateur marginal, comme il est parfois présenté : il a connu de grands succès publics après watchmen (Supreme, La ligue des gentlemen extraordinaires notamment) et c’est de lui-même qu’il a décidé — par deux fois, à la fin des années 80 et en 2005 — de prendre ses distances avec le monde du comic book.

Un recueil hétéroclite

Comme il s’agit d’un ouvrage collectif, le type et la valeur des articles sont variables. Trois entretiens avec Moore sont proposés, de caractère plutôt inégal : dans le premier, Moore est sur la réserve alors qu’il se livre beaucoup plus dans le 2e. On trouve également deux contributions d’artistes ayant travaillé avec Moore : une avec Eddie Campbell (pour From Hell) et une autre de Stephen Bissette (Swamp Thing). Cette dernière, par les informations qu’elle livre sur la méthode de travail de Moore et sur la liberté qu’il laisse à ses dessinateurs, est parmi les plus intéressantes du recueil.

Quant aux articles proposés, la qualité est très inégale. Retenons le traditionnel « panorama d’une œuvre », rédigé par messieurs Jennequin et Peneaud, qui remplit sa fonction et resitue bien la carrière de Moore, qui arrive au comic book au moment où celui-ci devient adulte — la publication de Watchmen se fait en même temps que celle du Dark Knight de Miller — dans le temps long de l’histoire du medium. Le paradoxe de Moore est finalement d’avoir ouvert la voie à toute une génération d’auteurs qui se sont engouffrés dans la brèche ouverte par Watchmen et ont imposé un ton noir et violent aux histoires de super héros, alors que lui-même opère ensuite un virage à 180°, avec l'ambition de revenir au cœur-même de ce qui faisait le charme des comics Marvel et DC : le rêve (tout en ne reniant rien de ses ambitions narratives et de son univers). L’article de Landry Noblet, Killing Joke, Watchmen et le poids du passé constitue une solide étude de fond même si on peut contester ses interprétations. Les articles portant sur les œuvres plus récentes de Moore, qui n’ont pas eu le même succès que Watchmen, permettent de donner un éclairage bienvenu sur celles-ci. Accordons ici une mention spéciale à la lumineuse redéfinition du super héros par Pascal Blatter dans son article sur la série Supreme.

Au total une entreprise honorable, mais on peut se demander cependant si elle pourra toucher un plus large public que celui des fanatiques de l’artiste. Un néophyte serait rapidement largué dans cet entrelacs de références — il serait d’ailleurs intéressant que paraisse un essai permettant au grand public de découvrir l’œuvre. Si cet ouvrage rend justice à l’œuvre du meilleur scénariste de comic book actuel — cet avis n’engage que moi —, certaines contributions auraient mérité d’être plus étoffées, plus abouties. Tout amateur de Moore est cependant tenu d’acheter ce livre.

Sylvain Bonnet


Juliane Betan (anthologiste), Alan Moore, Les Moutons Electriques, "Bibliothèque des miroirs", octobre 2010, 308 pages, 21 €
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