Étrange objet que Monsieur Strip qui articule un
dispositif faussement novateur mais plein d’ingéniosité et de
surprises stimulantes, avec une esthétique de l’humour pourri qui
s’assume et dont le vice majeur est d’être, in
fine, vraiment de l’humour
pourri.
Sur base du projet d’un strip par jour
pendant 365 jours, soit un an complet, les deux auteurs proposent
leurs centaines de gags au travers d’une trentaine de séries
différentes, composées de personnages, de décors, de styles
propres, et surtout de ressorts de gags bien typés et répétitifs
(le superhéros « Superflou », les « Hommes
sandwichs », le classique rappeur « Mozart fucker »,
et caetera (1)).
L’ensemble, bien que disparate, bénéficie d’une belle cohérence
par la mise en scène autofictionnelle des deux auteurs travaillant
pour le compte de Monsieur Strip, soit « Raymondo Stripolini »,
grand commerçant italien, dont le concept révolutionnaire,
remontant aux années 1970, consiste à vendre des paquets de
spaghetti au dos desquels se trouve un « strip » chaque
jour différent. Suite à la mort du génie célébrissime, autant
que royalement médiocre, Paul Grumault dit « Grumo » qui
s’acquitta « brillamment » de cette mission, deux
jeunes auteurs admirateurs, soit Yassine au « graphisme »
et Toma Bletner pour les « textes », reprennent le
flambeau pour l’année 2005. On ne doute pas, avec la presse
unanime, qu’« avec ce projet incroyable, Yassine et Toma Bletner
furent rapidement considérés par leurs parents comme les nouveaux
Uderzo et Goscinny, en mieux », mais l’écart entre l’objet
remarquable qu’est le livre et l’humour embourbé qui le traverse
risque de rendre difficile l’unanimité d’un tel avis au-delà de
l’intimité parentale.
L’objet livre est vraiment digne
d’intérêt. Son design rectangulaire en format A5 pour un tome
d’une épaisseur remarquable, sa solide couverture cartonnée, le
damier coloré de la 2e de couverture et de la première feuille en
vis-à-vis, les nombreux logos qui parsèment la dernière feuille et
la 3e de couverture en vis-à-vis et ceux qui décorent admirablement
le dos de l’ouvrage, ses pages colorées par rubrique mensuelle,
ses interludes explicatifs et fictivement autobiographiques, ses
parties annexes (« Bonus », « Carré’VIP »,
« Documents » et même un index appelé « Glossaire »)
en font un véritable livre collector digne des meilleures maisons
d’édition indépendante.Ce charme singulier n’est pas a priori
démenti par son contenu d’un kitsch suranné proprement atemporel.
L’humour et le dessin allient le faussement naïf, le trait
maladroit enfantin de bon genre, l’humour vulgaire de type pipi
caca (avec « Harry Péteur ») ou bite couilles nichons (2)
(avec Vulvula, « une fille qui se met à poil dès qu’elle
est contente ») et un environnement manifestement démodé sans
chronologie précise dans notre passé proche (des 50 aux 70), non
sans rapport avec la tradition américaine des Beavis
and Butt Head, Simpsons
et autres South Park. Le
tout dans un cocktail plus européen centré sur le « strip »
de la bande de 3 à 6 cases en moyenne dans laquelle se concentre le
gag quotidien et décliné sous la forme d’une trentaine de
« séries » plus déjantées, farfelues et ostensiblement
mal foutues les unes que les autres. Au-delà des réticences
naturelles que rencontreraient ceux qui ne sont pas amateurs de ce
genre d’humour décalé, le programme drolatique que se sont fixés
les auteurs est ambitieux et prometteur. Si l’on y ajoute la
créativité inépuisable du dessin et des situations multiples du
scénario, l’alternance entre variation permanente et récurrences
familières au lecteur, les parcours de lecture multiples voire
réversibles que permet l’objet, et la sensation malgré tout d’une
forte cohérence et d’une progression attachée à la fiction d’un
projet en cours, on voit mal ce qui empêcherait l’ouvrage d’être
un ovni remarquable dans le monde de la BD humoristique.
Il lui manque pourtant l’essentiel. Une
multitude de bonnes idées, même adjointes à un art de la mise en
scène sur quelques cases, ne suffit pas à faire un bon gag, quand
l’art de la suggestion ou de l’implicite, du pic dramatique et,
plus gravement encore, de la chute ne sont pas au rendez-vous. À
part une dizaine de gags qui en réchappent sans gloire (spécialement
pour la série « Bulles » où la bd met ses propres
procédés en abyme), l’ouvrage accumule une succession de blagues
sans surprise, sans enjeu, sans passion, aux antipodes de l’art du
strip journalistique d’un Quino, d’un Watterson ou d’un Geluck.
L’enthousiasme virtuose qui semble avoir animé le projet retombe
dans un humour sans âme, dont le lecteur ressort appauvri et avec
l’arrière-goût amer d’une bonne blague gâchée par son
explication magistrale.
Il reste au final un sentiment tenace de
perplexité vis-à-vis d’un livre de qualité qui ne manque ni
d’intérêt ni de surprises, par des auteurs de talent capables
d’une grande originalité bédéesque, mais qui reste un monument
inerte et sans force, appesanti par le poids du gâchis. Peut-être
faut-il à un tel ouvrage d’autres lecteurs capables d’en goûter
l’humour inepte et frivole ? Peut-être aussi que la légèreté
passagère et itérative de la Toile convient mieux au style des
auteurs, quelles que soient les qualités de l’objet livre ? C’est
un défi au lecteur qui mérite d’être relevé, de préférence en
passant d’abord se forger sa propre opinion sur les pages du site
web truffées des centaines de gags du projet toujours disponibles en
ligne.
Sébastien Marlair.
Toma Bletner et Yassine, Monsieur
Strip, Alter Comics, 2012,
285p. - 25 €
1 :
Il s’agit
initialement d’un projet Internet que les auteurs décrivent ainsi
sur leur site : « En 2005 ils lancent, en grande pompe, leur
fameux projet d’envois d’emails quotidiens baptisé «Monsieur
Strip». Leur défi, envoyer 1 strip par jour pendant 1 an dans les
boites mails de plus de 4000 inscrits.» Voir :
http://www.monsieurstrip.com/
2 :
L’index compte par
exemple 20 références pour « bite », 9 pour « caca »,
36 pour « chatte » et 22 pour « cucul »…
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