"Mon ami Dahmer", bédé biographique du tueur en série Jeffrey Dahmer

Sortis des clichés qui nous présentent les tueurs en série, au choix : en monstre ou en monstre de banalité, Derf Backderf opte pour la voie médiane du ni l’un ni l’autre en nous contant son adolescence passé au côté de Jeffrey Dahmer tandis qu’ils fréquentaient tous deux le même établissement scolaire de l’Ohio, près de Cleveland. Si Backderf choisit de coucher ses souvenirs sur papier, dans ce roman graphique, espèce de From Hell considéré sur le mode intimiste, c’est d’abord pour faire œuvre cathartique et résoudre en lui la contradiction entre le Jeffrey Dahmer de son enfance, dont il se rappelle ici, et celui que les media baptiseront, après qu’il fut entré dans le monde du faits divers par la grande porte, le « cannibale de Milwaukee ». 

Coupable de plus d’une trentaine de meurtres, accommodés d’anthropophagie et de nécrophilie, Jeffrey Dahmer trône en bonne place au panthéon des tueurs en série. Elève terne et néanmoins excentrique capable de susciter l’intérêt de ses camarades – au point que ceux-ci lui consacreront tout au long de leur séjour au lycée un… fan club – sans pour autant nouer de véritables liens avec eux, Backderf en dépeignant Dahmer en enfant puis en jeune homme, prend fait et cause pour celui dont on ignore, et dont on ignorera toujours, si quelque chose eut été capable de le détourner de sa trajectoire funèbre. Achevant sa bande dessinée dès après que Dahmer assassine sa première victime (et encore puisque le meurtre nous est raconté en épilogue comme un post-scriptum c’est-à-dire sans véritablement appartenir au livre) Backderf pose l’énigme du mal sans espérer de véritable réponse. Il en scrute la nature sans savoir, pour résumé, s’il est le but d’une destinée implacable ou la suite d’accidents qui à force d’accrochages sur le chemin prévu ont finalement achevé de tracer une autre route.

D’où la mélancolie sous-jacente qui nous fait prendre Dahmer en pitié et interdit, belle prouesse face à un tel sujet, le voyeurisme au profit d’une narration d’anecdotes qui peu à peu illustrent l’éloignement du déjà bien étrange Jeffrey Dahmer ; comme si l’horreur ne relevait pas de la génération spontanée et de l’irruption éclair du sang et du meurtre à l’intérieur du quotidien mental d’une personne mais précédait son arrivée d’ombres, semblables à des flammes léchant chaque fois plus haut les murs qu’elles dévoreront finalement sans qu’aucun pompier ne décide de les éteindre. A aucun moment Backderf n’innocente ni ne diminue l’importance des choix de Dahmer dans son parcours criminel, mais il s’interroge cependant sur la responsabilité de ceux qui l’ont côtoyé et engage de fait cette biographie du côté de la tragédie. Noir et désespéré « Mon ami Dahmer » prend des airs de réquisitoire impuissant contre ceux qui ont « laissé faire », les parents de Dahmer en premier lieu, débordés par leurs propres soucis, les adultes en général, étonnement loin de trouver anormal le comportement alcoolique du jeune Jeffrey et contre Dahmer in fine, coupable de n’avoir pas su contrôler le mal qui le rongeait lequel, en débordant, ne tarderait pas à ronger ses victimes… à grands litres d’acide. 

Derf Backderf signe assurément là son chef d’œuvre et sa sortie du cénacle des spécialistes du genre, du moins en Europe, pour peut-être toucher un public plus large, celui que la BD indiffère d’habitude. Le dessin triste, presque naïf, le noir et blanc choisi à dessein, qui nous rappelle l’autre réussite du genre consacré à un sujet quasi identique: « From Hell », noient ce roman graphique dans l’atmosphère paradoxale et partagée de l’enfance et du néant, ces deux viatiques de l’adolescence. Car hormis Dahmer, Backderf approche cette période de maladresse qu’est l’adolescence, dont les seuls qui en gardent un souvenir lumineux semblent être ceux qui l’ont oubliée, avec justesse et un « à propos » qui sert à merveille son sujet. Epoque fondatrice de l’existence adulte à venir tandis que le jeune homme qui la traverse confronte en son for Eros et Thanatos, deux monstres trop grands pour l’enfant qu’il est toujours, l’adolescence moderne aura rarement été aussi bien saisie que sous le dessin de Backderf : triste, inconséquente, la dernière marche, où la vie va encore innocente quoique s’abîmant à mesure des jours, avant les ténèbres de l’âge adulte… et ceux de Dahmer…

Remi Lélian

Derf Bacderf, Mon ami Dahmer, Editions çà et là, 224 pages, février 2013, 20 €

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