Alain Vircondelet est sur les pas de Canaletto et des maîtres vénitiens avec "Le grand guide de Venise"

Venise : prises de vues


Première confrontation : entre une huile sur toile de Francesco Guardi datant de 1740 montrant Venise vue à vol d’oiseau et - page suivante - le plan de la ville avec son découpage en quartiers et en propositions de promenades. Même forme de poisson, identique position au milieu des eaux, similitude des emplacements les plus notables et du chapelet d’îles autour. Leur superposition permettrait de suivre presque rue par rue les parcours retenus en les rapportant au délicat labyrinthe que l’artiste a peint dans un merveilleux camaïeu de bruns et d’ocres. Ainsi à une dizaine de reprises, l’auteur met en miroir la Venise d’hier telle que Canaletto et Guardi la décrivent et celle que l’œil voit aujourd’hui. Des comparaisons entre « vedute » et photographies, en quelque sorte. Les vues prises aux mêmes endroits révèlent autant la permanence que le changement. 


L’objectif s’est posé là où le chevalet s’était planté. Il serait facile et faux de dire que rien n’a changé et que plus rien n’est pareil. Les siècles ont œuvré, en mal mais en bien aussi. Si longtemps les dégradations se sont succédé, des initiatives pour protéger ce joyau sont à saluer. La campagne de préservation entreprise à partir de la terrible Acqua Alta de novembre 1966 qui noya la ville et causa le départ de milliers d’habitants a engagé un processus d’entretien et de restauration qu’on ne peut ignorer. La propreté actuelle des eaux de certains canaux par rapport à ce qu’elles étaient il y a trente ans, souillées et malodorantes, est un fait acquis. Depuis toujours la Sérénissime lutte contre la mer, avec des fortunes diverses. Les interventions humaines ont causé davantage de nuisances que la nature elle-même. Ainsi l’arrivée dans la lagune des grands paquebots de croisière représente une atteinte sans précédent. Certes, le projet MOSE constitue un écran protecteur, son impact sur l’environnement n’est cependant pas bien évalué. Venise peut s’enfoncer, par bonheur elle émerge toujours. Il faut croire au destin de celle qui pour Alain Vircondelet, « est née sous le signe de l’apparition ». Il ajoute qu’elle est « la ville la plus métaphysique du monde ». Sa fragilité est une force.

 

C’est avec ces mots en tête qu’il nous introduit dans ce palais multiple, jamais assez exploré, toujours surprenant, prodigue en trésors, offert et secret. Venise se mérite, se respecte, se dévoile à son rythme. On l’aimerait pour soi seul, il faut accepter de la partager. On souhaiterait la visiter en dialoguant avec Musset, Henri de Régner, Rilke et Morand, voir au travail Tiepolo sous ses plafonds, assister à une séance du Grand Conseil des doges, s’assoir à une table du Harry’s Bar où viendrait comme par hasard s’installer aussi Hemingway, rencontrer dans le lobby du Danieli Ruskin ou Joseph Losey. Quel passé, né de la gloire, de la richesse, du pouvoir, du labeur, des échanges, des conquêtes, de l’insigne génie de tous les créateurs connus ou anonymes qui ont bâti, façonné, décoré, orné, enrichi chacun des six sestieri, donnant à la fois cette unité inégalable que l’on embrasse du haut du campanile et cette diversité étonnante qui renouvelle en permanence Venise, son histoire, sa société, son style, sa vie quotidienne. 


L’auteur aime la cité de longue date et la connaît de l’intérieur. Il circule sans erreur dans le lacis des calli et des vie, des campi et des fondamenti, il énumère de mémoire les trésors des églises, il explique comme nul autre les tableaux des maîtres vénitiens et en particulier de ces deux « topographes » qui servent de référence à ses propositions de mises en perspectives, Canaletto et Guardi. Alain Vircondelet salue « l’acuité de leur regard ». Le compliment vaut pour lui aussi. On le lit et on le suit avec plaisir. Des commentaires appropriés, des anecdotes, des suggestions, des analyses courtes qui invitent à en savoir plus, sa connaissance implique une longue fréquentation de la « République du Lion ». Textes et illustrations, choisies avec soin, répondent à un souci manifeste de clarté et de rapprochement entre toutes les composantes afin que le lecteur sur place choisisse ses itinéraires, satisfasse sa curiosité et relie aujourd’hui à hier.   

 

Les livres sur Venise abondent, la quadrillent, la fouillent. La ville pour les flots de visiteurs qui débarquent en processions serrées est sans nouvelles surprises majeures. Les sites véritablement inconnus sont désormais rares, avouons-le. Par chance, « Venise n’est pas une ville de rêve, c’est un rêve de ville ». L’apport intéressant vient des angles proposés, de détails mis en valeur, d’appels à oublier le passage des heures. Il y a encore des joies en réserve pour l’amoureux de ce miracle urbain. Ce guide a le mérite de l’inciter à aller plus loin dans son désir de possession.

 

Dominique Vergnon

 

Alain Vircondelet, Le grand guide de Venise - Sur les pas de Canaletto et des maîtres vénitiens, plus de 200 illustrations, 220 x 270, co-édition Beaux arts Editions - Editions Eyrolles, septembre 2012, 240 p.- 29,00

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