"Autour du Chat noir, arts et plaisirs à Montmartre : 1880-1910"

Chats et entrechats

 

Sortant de sa boîte, propulsé par le ressort, effrayant le petit centurion qui représente l’académie, le diable sourie et tire une langue que l’on donnerait volontiers au chat ! Daté de 1893, le dessin est d’Emile Cohl, artiste multiple qui maniait aussi bien le crayon que la critique. Le ton est donné ! 

Il s’agit de la page de couverture des Arts incohérents, dont les objectifs sont tout à fait en cohérence avec cette fin de siècle qui fait du rire, de l’impertinence, de l’insouciance, de la créativité, de la « fumisterie », des extravagances de toutes sortes les marques de son style et du progrès. Il faut se moquer de la bourgeoisie à laquelle on appartient, se parodier soi-même, faire peuple, « promener la vache enragée », être à l’avant-garde de peur d’être en retard. Un impératif : se divertir. Les souvenirs de la guerre franco-prussienne restant vivaces, une nouvelle révolution sociale veut les oublier. 

L’art et la littérature mais aussi les sciences et l’industrie se lancent à la reconquête en proposant de nouveaux codes, de nouvelles règles, de nouvelles bases. La satire, le calembour, la mystification dont Rodolphe Salis est grand amateur, prennent par la main « la vie moderne » et l’entraînent dans un ballet effréné. Salis (1851-1897) est le fondateur en 1881 du Chat noir, un petit cabaret qui devient vite le cœur battant de la nuit montmartroise. 


La Butte est en effet le lieu où le Tout-Paris se retrouve dans les cafés, s’encanaille, se déhanche, fait la fête comme on dit aujourd’hui, se mêle aux artisans, aux habitants de venelles d’en-haut, aux locataires de « baraquements de fortune ». 

Les inconnus sont rares, les célébrités affluent et contribuent à la réputation du lieu. Pas un nom que l’histoire n’a retenu, ceux qui montent de la Nouvelle Athènes, ceux qui arrivent des boulevards, tous se croisent, échangent, partagent au fil des années : Lautrec, Degas, Gauguin, Emile Bernard, Vuillard, Seurat, Ziem, Jongkind, Chéret, Willette, Bruant, Allais, Champsaur et autres Hydropathes. Plus tard viendront Picasso et Modigliani. 

L’humour, la dérision, l’absurde, l’effervescence, l’improvisation peut-être calculée, la caricature qui griffe et la voix qui miaule sont en quelque sorte déclarés d’utilité publique ! 

La Butte encore aujourd’hui défie Paris.

 

Créé en 1960, menacé, sauvé, le musée de Montmartre renaît avec cette exposition qui réunit autour du thème et de l’histoire du Chat noir environ 230 œuvres, dont la majorité est présentée pour la première fois au public. Sur un fond de chansons faciles à reconnaître, peintures, aquarelles, journaux, photographies, lithographies, livres, programmes de bals au Moulin Rouge, évoquent cette épopée burlesque dont le chat aux yeux jaunes, « ce chat éclectique…ce chat socialiste et napoléonien, mystique et grivois, macabre et enclin à la romance…très parisien et presque national » qui exprime « à sa façon l’aimable désordre de notre esprit » est l’emblématique enseigne. 

On découvrira à cette occasion l’extraordinaire série de décors conçus par Henri Rivière (1864-1951), pour le théâtre d’ombres « Ailleurs », en bois et zinc. 

Le spectacle de silhouettes rythmé par le piano se déroulait deux fois par an. Félix Fénéon, à son habitude, trouve les mots acides pour saluer ces « trucs…très en progrès » et ces « lumières que tamisent de glissants transparents échelonnés ». Autre surprise, des œuvres de Maurice Denis, Alfred Jarry et son trait incisif, les couchants poétiques d’Osbert, qui témoignent du rayonnement du cabaret où l’on aurait aimé entrer en invité permanent.  

  

Ce sont trente ans de vie non seulement parisienne mais française qui sont ainsi exposés, pour que ce passé miroir d’une époque ne s’efface pas des mémoires. Son fondateur par « irréférence », avait appelé son modeste deux pièces l’Institut. Le Chat noir est une institution qui appartient à notre patrimoine. Où en restituer la valeur sinon dans ce musée, abrité dans ses verdures, bordé par le vignoble du Clos-Montmartre, se souvenant du passage de Renoir, de Dufy, de Suzanne Valadon, de Pierre Reverdy ? 

Restaurés, rénovés, replantés,  bâtiments et jardins ont récupéré leurs couleurs et leurs vigueurs. Il suffit de gravir les escaliers menant à la Butte pour vérifier que Le Chat noir, comme disait Rodolphe Salis, était bien un endroit extraordinaire. 


Dominique Vergnon     

 

Kléber Rossillon, Phillip Dennis Cate, Raphaëlle Martin-Pigalle, Autour du Chat noir, arts et plaisirs à Montmartre 1880-1910, nombreuses illustrations, 240 x 280, Musée de Montmartre-Skira Flammarion, septembre 2012, 192 p. - 25,50 euros. 

Aucun commentaire pour ce contenu.