La folie douce de Maggie O'Farrell

Il y a tant de livres dont on pourrait se passer… Autant que leur lecture, à tout prendre, soit plaisante. Quand on a dégusté un roman avec un peu de cette délectation infantile qui fait qu’on se réjouit de retrouver le soir venu des personnages dont on se demande ce qui va encore leur arriver, les pauvres, il y aurait quelque malhonnêteté à faire la fine bouche après-coup.

 

Ce qui m’avait attiré dans le livre de Maggie O’Farrell, En cas de forte chaleur, c’était l’Irlande, que promettaient le nom de l’auteur et le quatrième de couverture. Il en sera pour finir assez peu question mais tant pis — et ce peu de regret plaide déjà en faveur de l’ouvrage. En revanche, il est bien question de chaleur : celle, légendaire, de l’été 1976. Les canicules incitent aux actes irraisonnés. Ainsi Robert Riordan, honnête et taciturne retraité doté d’une épouse volcanique et de trois enfants adultes qui se disputent dès qu’ils se croisent, part un beau matin chercher le journal et ne revient pas. Branle-bas de combat, rassemblement de toute la famille, questions, scènes, voyage final de Londres au vieux pays, où tout sera pour finir tiré au clair.

 

Il est deux conditions à cette "lecture de plaisir" que j’évoquais plus haut, songeant à Barthes. D’abord, il faut que ce soit un peu conventionnel. Ça l’est. On s’étonne parfois de tous ces auteurs qui, sans hésitation ni malice, continuent à "camper leurs personnages" et à les agiter comme si le vingtième siècle n’avait jamais eu lieu. Ici on pense comme dans les livres, en faux monologues intérieurs et longues plongées introspectives, avec une lucidité qui ignore tout de Freud. On a des souvenirs qui surgissent à pic dans un grand luxe de détails pour venir se faire raconter. Bref, on est dans un réalisme sans complexe — et parfaitement illusoire, ça va de soi.

 

Mais il y a une seconde condition au plaisir que l'on peut prendre à ce genre de textes : il faut qu'ils ne soient pas complètement conventionnels. Et ce livre-ci ne l'est pas. D'abord, le cœur du sujet n'est ni social comme dans la plupart des romans britanniques, ni historico-politique comme on pourrait s'y attendre s'agissant d'un roman irlandais. Voilà au moins une originalité bienvenue. Ensuite il ne se passe en fin de compte pas grand-chose, et l'inévitable secret de famille est tellement mince qu'il a des allures de prétexte. Un tel refus du roman trop romanesque a de quoi séduire. Enfin il y a de l'humour, bien sûr ("Elle se demande si c'est très mal élevé de dégobiller dans le lit de ses parents"), et des personnages qui, malgré leur psychologie à l'eau de roche, révèlent peu à peu un assez subtil mélange de banalité et de folie douce. Maggie O'Farrell a un indéniable talent pour les scènes de groupe, surtout avec enfants; elle a l'art de faire naître une certaine dinguerie dans l'évocation du quotidien — tout en s'en tenant toujours à la juste mesure.

 

On le regrette, bien entendu. La mort remarquablement bien racontée d'un chat, de petits accès de méchanceté réjouissante ("Depuis sa plus tendre enfance, Michael Francis considère la voix de sa mère comme un fléau qui lui empoisonne l'existence"), des allusions à Lewis Carroll avec cette maison dont les objets semblent se révolter contre la fille prodigue de retour de New York après des années d'absence, à Peter Pan quand on craint de voir la même "s'envoler par une fenêtre ouverte"… tout cela, qui fait l'intérêt d'En cas de forte chaleur, incite à déplorer que Maggie O'Farrell ne soit pas allée plus loin dans le bizarre, pour lequel elle possède, à l'évidence, un don.

 

Mais elle ne l'a pas fait, et sa famille tout en discordance ne se rend au pays des elfes que pour une grande réconciliation finale. Puisqu'elle a puisé, à ce qu'on nous dit, "dans sa propre histoire", sans doute n'a-t-elle pas voulu faire de peine à une parentèle sympathique mais difficile… Et puis l'aurait-on lue avec la même gourmandise si elle n'avait pas observé cette charmante réserve ? Pas sûr.

 

Pierre Ahnne

 

Maggie O'Farrell, En cas de forte chaleur, traduit de l'anglais par Michèle Valencia, Belfond, janvier 2014, 360 pages, 21,50 euros

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