Mon père, ce tortionnaire de Bernard de Souzy

La nausée. Voilà la réaction que suscite cet opus dès les premières pages et qui ne nous quitte pas immédiatement après les dernières. Que cette constatation soit claire, la nausée qui vient engorger notre lecture n’est pas seulement une réaction négative, elle est aussi le fruit des abominations humaines qui emplissent les chapitres de cette autobiographie. Encore faudrait-il discuter du genre de ce livre, ce qui amènerait à se poser la question de la nécessité et du but de cet ouvrage.

 

Ouvrage en quête de sens


Certes, l’auteur nous narre les horreurs quotidiennes dont son enfance fut le théâtre dans les années cinquante, horreurs perpétrées impunément par un père lubrique, sadique, de fait tortionnaire, veule et tyrannique, despote régnant sur le territoire familial comme règnerait je-ne-sais-quel maton ou kapo tout enfiévré de sa supériorité dans un quelconque camp de concentration. Que la comparaison parût mélodramatique ou grossière, il n’en demeure pas moins que le traitement infligé à des enfants en bas âge tel qu’il est présenté n’est pas si éloigné des brimades des camps, ou de cet esprit de caserne prussien qui fit du bizuthage un raffinement pervers. L’auteur lui-même rappelle fréquemment l’admiration secrète, la jouissance honteuse mais assumée de ce père inhumain devant le « folklore » SS. De ce point de vue, c’est bien une autobiographie que l’on a devant les yeux ; mais elle ne concerne que les douze ou treize premières années de l’auteur, et de sa famille. Tel un palimpseste obscur, les écrits du père, visiblement livrés sans amendement ou modification, jalonnent ces saynètes scatologiques et sanglantes : propos de pilier de comptoir colonial, récit des orgasmes volés à l’enfance violée, exploits de bordel de campagne et autre philosophie du colon conquérant, épisodes qui nous renvoient  à un magnum opus récent, Les Vieux fous de Mathieu Belezi : on croirait en lire un addendum !


Nous ne listerons pas ici les passions du père, que l’on nous pardonne d’user du terme sadien de « passions » tel qu’il en disposa dans Les 120 journées de Sodome pour peindre les pratiques souvent atroces des libertins. Comment ne pas penser à une version réelle de fictions semblables à cet ouvrage « maudit », lui-même adapté par Pasolini dans Salo ? La famille de Souzy, pourtant bien prestigieuse, et peu avare en grands noms, si ce n’est en titres, usurpés ou plutôt dévoyés selon l’auteur, apparaît comme l’antichambre d’un royaume ubuesque où la dégénérescence intellectuelle et physique du père retranscrit la fange poisseuse de son amoralité. Il y aurait presque de la grandeur dans ce monstre, que l’auteur nous pardonne cette admiration malsaine, mais tout est dans la nuance « presque » : la réalité des faits est le mur sur lequel vient se briser l’élan inavouable de nos désirs endiablés pour le spectacle du grotesque et de la souffrance. Et le rappel incessant de la présence du narrateur, peu avare en digressions anamnésiques ou anticipatoires, aiguillonne la culpabilité que l’on aurait à tourner les pages de ce catalogue des impuretés morales et physiques.


Plus qu’une double autobiographie, celle de l’enfant dont l’auteur retranscrit la parole conservée dans des carnets sauvés du naufrage de cette enfance assassinée et celle du père par son journal intime, c’est une auto-analyse que nous livre l’auteur. Serait-ce dans ces instants d’introspection que le meilleur de l’œuvre se trouverait ? Sans doute. Que les questions émanassent de l’enfant ou de l’adulte sexagénaire qui a survécu, le processus d’analyse est fascinant : de la découverte de la scène primitive à l’apprentissage des mots « adultes », en passant par la prise de conscience de la mort et le rapport à l’excrément, et encore n’évoquons-nous point l’Œdipe éternel, nous assistons à l’exposé déconstruit du protocole freudien. En effet, l’intérêt n’est pas dans l’explicitation de ces lieux communs de la psychanalyse mais plutôt dans leur aspect biaisé, voire vicié : les amours physiques (un bien beau mot pour une telle créature !) sont perçus par le prisme de l’adultère, les mots grossiers sont d’abord prononcés par le père et repris avec l’innocence de l’enfant dans des situations pourtant appropriées et scabreuses ; la mort est perçue dans une des scènes les plus frappantes du livre : le père filme avec une froideur documentaire un naufrage effroyable et se repaît de ce spectacle devant ses enfants à jamais traumatisés par les mutilations et les hurlements des noyés. L’excrément est envahissant : contenus dans les surnoms du père (on songe au « Folcoche » de Bazin, le hasard ayant fait que l’auteur fut en classe avec son fils !), et utilisés sous toutes les formes pour les humiliations les plus dégradantes, transformant le foyer sécurisé en fosse septique, et s’invitant même aux repas (ô Sade, tu n’eus point imaginé d’autre aventure dans tes fictions salaces !). Enfin, le complexe oedipien est lui-même corrompu : si de Souzy-Laïos est le sujet des fantasmes meurtriers des petits enfants, la mère-Jocaste n’est en rien un objet de désir, tout au plus un être éthéré, éloigné et victime elle aussi des agissements lubriques du père.


Ces réflexions souvent entremêlées au texte, et débordant entre les chapitres, tentent de trouver du sens, ou plutôt d’expliquer pourquoi il n’y a aucun sens à cette histoire de terreur. « Pourquoi ? «  demandait un détenu de Büchenwald au SS qui le frappait. « Ici, il n’y a pas de pourquoi. » fusa la réponse. L’anecdote est d’Eugen Kogon, ancien détenu, dans son ouvrage L’Etat SS. Si l’ampleur des faits n’est en rien comparable, la psychologie à l’œuvre est strictement identique.

 

Tours, détours et méandres du style


Nous avons suggéré certains défauts dans les lignes précédentes ; nous pourrions faire amende honorable de deux façons : d’abord en respectant le caractère réel du contenu, mais ce serait là faire preuve d’un jésuitisme critique. Le contenu fût-il sacré au nom de la souffrance vécue, il doit être traité comme celui des autres livres. La deuxième excuse, que nous formulons de fait, viendrait des dégâts spirituels de l’auteur, de sa psyché violée et fragmentée, dont il se proclame le témoin, et qui pousserait son récit à adopter non pas les sauts et les gambades de Montaigne mais plutôt le chaos d’une narration brisée, en dents de scie, éclatée mais sans qu’un schéma préalable, une composition littéraire, ne s’en dégage. L’ouvrage aurait l’étrange vertu d’épouser le hoquet de l’âme des petites victimes de l’ogre bien réel. Ainsi l’on a le portrait pittoresque (mais parcellaire) d’une France coloniale « à la papa », tantôt abrupte dans ses rapports aux habitants des lieux (Indochine, Algérie), tantôt bien éloignée des considérations politiques, par la position de planqué adoptée par le père et par celle des enfants coincés dans un monde de terreurs tant nocturnes que diurnes. Puis, ce sont les scènes familiales, entrecoupées, on l’a vu, des digressions analytiques de l’auteur. Et parfois, s’intercale la prose insipide et banale du père. Le style en souffre grandement, et si l’on veut bien accepter ce que la captatio benevolentae du début nous annonce, à savoir la retranscritpion des carnets de l’enfance, on est assez vite lassé par le volume qu’occupe ce langage. Une certain engourdissement, une anesthésie du style et donc des émotions finit par nous gagner. Là encore, faut-il voir une heureuse coexistence du style et du psychisme ? Le vocabulaire lui-même hésite entre le vulgaire (nécessaire mais sans doute parfois incongru, comme une explosion de colère) et le banal, le courant, en dépit de quelques lueurs.


Ne tournons plus en rond : la frontière entre le documentaire et le littéraire est plus que ténue et fragile, et bien souvent la prose est inconsistante, en ce sens qu’elle substitue à l’ethos du styliste le pathos du témoin malheureux. Nous n’oserions écrire que l’auteur n’a pas de style, il en fait la démonstration, mais en de trop rares fulgurances ou occurrences, et au détriment parfois de la continuité narrative, quand bien même on vanterait les mérites de la déconstruction, mérites qui n’existent que lorsqu’ils sont prémédités et paradoxalement bien construits, ce qui n’est pas le cas ici. Hélas, les destinées tragiques ressassées sur 400 pages ne sont pas forcément des destinées littéraires. Qu’on ne suppute point en ces lignes une critique acerbe qui condamnerait les textes de témoignage, mais qu’on garde à l’esprit que l’expérience authentique, existât-elle ancrée en l’auteur, est bien souvent le travers qui pousse à l’écriture hors du contrôle esthétique que l’on appelle « style ». Poussons l’allusion jusqu’à l’Alceste de Molière, et rappelons « Qu’il faut qu’un galant homme ait toujours grand empire/Sur les démangeaisons qui nous prennent d’écrire ». Précisons que nous ressentons le tout comme un excès de longueur et non pas comme un texte inutile, ce serait une vile caricature !


L’auteur, artiste honorable, avant tout peintre, est un écrivain estimable, tout d’abord par l’empathie qui prendra le lecteur comme une tempête survolant l’océan de cruauté que fut l’enfance de l’écrivain ; il l’est également par le courage de cette mise à nu, sur la chair vive des stigmates de la torture paternelle : le dévoilement, visiblement tardif, de cette longue nuit de l’avilissement, est avant tout une thérapie,  non pas pour échapper à ce qui reste frappé dans le marbre, mais pour évacuer la honte coupable que l’enfant martyrisé ressentait à l’endroit de son père, avant que ce réflexe de victime innocente ne se muât en une haine inextinguible, ou plutôt, une indicible mort de l’âme et de la joie.


L’on revient à la nausée : celle qui ne quittera pas le lecteur dès lors qu’il aura plongé son regard dans l’abîme immoral de cet être que ses propres enfants nommaient « merde de chien ».

 

Romain Estorc

 

Bernard de Souzy, Mon père, ce tortionnaire, Editions Jacob-Duvernet, 429 pages, août 2012, 21,50 euros

 

 

 

48 commentaires

Trop sale pour être vrai. Monsieur, malgré la qualité et la sincérité de votre critique, je crains que vous ne vous soyez vous aussi laissé avoir par cette supercherie littéraire. Je vous renvoie à la passionnante enquête réalisée par MEDIAPART. Eux aussi avaient cru au récit... avant d'avouer leur grave erreur. 

Avez vous un lien vers l'article de mediapart en question ? je suis intéressé.

Merci Joey pour cet excellente enquête Médiapart qui ne laisse aucune chance à cette escroquerie littéraire immonde ...

Je trouve regrettable que les journalistes ne fassent pas leur travail qui consiste il me semble en un minimum de vérification.. Cela nous épargnerait à tous ce type de torchon inutile et malsain, fruit certainement d'une personnalité  tourmentée et inquiétante en mal de publicité pour ses "tableaux" issus d'un photoshop amélioré.. France 2 par exemple ne s'est pas laissé piéger, un peu de sérieux messieurs les journalistes s'il vous plaît... ! D'autres VRAIS livres méritent d'être mis en avant...

L'auteur serait-il le "célèbre" artiste marocain cité dans cet article?http://www.actuel.ma/Tendances_Culture/Subjectivisme_Croutes_en_stock/993.html

A lire. C'est à se tordre de rire. Juste un avant goût pour vous donner envie e poursuivre la lecture: "Comme il n’a aucun talent, on peut dire que dans le genre, Bernard de Souzy est un génie. Un génie de l’imposture, un Albert Einstein du concept foireux, une Castafiore grimée en Oum Kalthoum." 

A la décharge de Romain, il n'est pas supposé enquêter sur chacun des livres qu'il reçoit pour les lire. Merci à Sanchez et Joey pour nous avoir révélé ce qui semble être une supercherie. @ Emilie, un peu d'indulgence svp...

Pour ma part une seule et simple question: Pourquoi parle-t-on encore de cet échec  (en prime de l'escroquerie...) littéraire?? A peine 1300 exemplaires vendus malgré tout ce tapage médiatique des débuts!!! LAMENTABLE... 

Pour ma part une seule et simple question: Pourquoi parle-t-on encore de cet échec  (en prime de l'escroquerie...) littéraire?? A peine 1300 exemplaires vendus malgré tout ce tapage médiatique des débuts!!! LAMENTABLE... 

Pour ma part une seule et simple question: Pourquoi parle-t-on encore de cet échec  (en prime de l'escroquerie...) littéraire?? A peine 1300 exemplaires vendus malgré tout ce tapage médiatique des débuts!!! LAMENTABLE... 

Si c'est une imposture, je penche sur un travail de l'éditeur pas abouti. Il aurait du vendre ça comme une fiction plutot qu'une bio...

Ce commentaire de concierge est une honte.

Vous êtes des gens haineux.
De Souzy est un très grand artiste, ses tableaux sont somptueux.
Vous n'avez qu'à en faire autant.
Tout ce qui est dit dans son livre est vrai, je connais tous les membres de cette famille.
Vous criez avec les loups, ça doit être votre petit plaisir, dans vos petites vies.
Un peu de compassion et de patience, l'éditeur va présenter des preuves.

si imposture il y a (à prouver), doit-on imaginer que l'éditeur honorablement connu en serait plutôt la victime que  le complice ?

Bonjour à tous. Je tiens seulement à dire qu'on m'a présenté le contenu de cet ouvrage comme étant authentique. Visiblement, la personne connaissait l'auteur.
Je n'ai donc pas estimé devoir faire preuve de soupçon.
S'il s'agit d'une imposture, je pense qu'il faut avant tout s'en prendre à l'éditeur, bien qu'il puisse être lui-même victime, et éprouver tout au plus de la pitié pour l'auteur, non pas pour une enfance du coup fictive, mais pour des tendances fantasmatiques qui ont plus leur place sur le divan du psychanalyste que dans les rayons des librairies.
L'autobiographie est forcément un mensonge, et parfois l'imposture déborde sur la réalité.

Aux dernières nouvelles, l'éditeur en question semble prendre ses distances. Il parle de créer 2 commissions d'historiens, qui ne verront vraisemblablement jamais le jour. Il a dit sur Europe1 n'avoir eu en main que 5 feuillets transmis par l'auteur (et immédiatement repris). Un peu léger pour en faire une véritable autobiographie. Heureusement depuis, des journalistes sérieux (Le Point, Mediapart entre autres) ont relevé et révélé la supercherie. Ce Bernard doit etre un bien triste personnage, ou alors tout simplement un artiste en mal de notoriété, car il semble peiner à se hisser au rang d'artiste génial.

e n'ai rien à ajouter à son analyse qui est juste à tous les points de vue qu'il adopte pour "juger de la chose écrite" par M. Bernard de Souzy.
Quel que soit le climat de polémique qui sévit actuellement, les railleries et accusations en vogue, les mots "nausée" comme sensation et "empathie" comme émotion sont bien ceux qui ressortent à la lecture de ce témoignage pour le moins courageux.
Si tout n'est pas exact, tout n'est pas inventé ou construit par un "esprit vengeur et perturbé"...
Que des internautes se basent sur des commentaires de critiques portant sur les oeuvres picturales de l'artiste-peintre qu'est aussi Bernard de Souzy, prouve que vraiment l'homme a de tout temps aimé  "hurler avec les loups"... Trop léger, trop mince, trop facile.
Reportez-vous pour vous baser sur des réalités psychiques, biologiques, neurologiques, éthologiques, émotionnelles, contextuelles, sociales, sur des travaux et approches scientifiques sous-tendant le dernier ouvrage d'un spécialiste dans ce domaine, M. Boris Cyrulnik ("Sauve-toi, la vie t'appelle", voir aussi son ouvrage "Mourir de dire la honte"), portant sur le travail de la mémoire. L'acte d'autobiographie nécessite que la mémoire "arrange" les faits pour les rendre cohérents, sous peine de devenir fou, quand les faits le sont.
il est des enfants qui naissent à des carrefours de leur histoire familiale et de l'Histoire tout court, tellement extra-ordinaires, qu'on peut au moins leur accorder la considération et la bonté d'écouter et d'entendre leurs paroles, soient-elles écrites, à quelque moment de leurs vies et quelle que soit leur évolution.
M. ESTORC ne se limite pas à une analyse sous l'angle littéraire, mais balaye large tout le spectre de l'âme humaine.
L'analyse fouillée, pertinente, éclairée et bienveillante de M. ESTORC est en tous points respectueuse de l'humanité de l'auteur de "Mon père, ce tortionnaire".
Dominique

Voir la réponse de l'éditeur à cette polémique


Romain Estorc, sans se livrer à une enquête digne de Mediapart, aurait tout de même pu, avant de tomber dans le panneau, y regarder à deux fois — il existe un moteur de recherche nommé google, conduisant à une action baptisée, en bon franglais, “googliser” !...

Quant au prétendu talent de peintre de ce Bernard de Souzy, il suffit d'aller sur son site pour découvrir, comme l'une de ses ex-compagnes l'a confié à Mediapart, à quel point il fit exécuter des toiles bidons par quelques tâcherons anonymes en Chine,

afin d'y apposer ensuite sa signature : Delon par-ci, Brandon par-là, sans oublier Jagger (cf. image ci-contre).

Pas besoin d'être feu Pierre Restany où je ne sais quel grand critique d'art pour constater la vacuité, l'indigence, la nullité de telles croûtes !

Cet homme est un imposteur polymorphe, polyvalent et polypervers.

http://www.galeriedesouzy.fr/

anonymous

@ Antoine Perraud, alias Caton, alias Claude Jazouillard, alias Georges Droit, alias Nouvel observateur., alias A.P.
Je trouve qu'il y a chez vous une belle constance à laisser moult commentaires sous des pseudos différents...
Quelle hargne ! Nous avons publié une critique. D'aucuns se sont émus de ce livre. Nous n'avons pas enquêté. Nous n'avons pas vocation à enquêter pour chaque livre qui arrive à la rédaction. Nous avons publié le point de vue de l'éditeur et le vôtre à travers tous vos commentaires. Et nous n'accordons, jusqu'à preuve du contraire, pas plus de crédit au livre, à son éditeur qu'à votre article sur Mediapart. Le Salon Littéraire n'est le porte parole de personne. Nous ouvrons simplement notre espace et publions tous les avis.
En revanche, j'ai du mal à comprendre votre obstination et votre obsession. Vous avez publié votre article, vous avez donné votre version, vous avez dénoncé l'auteur, pourquoi revenir à la charge ?