Bernard Leconte, L’étrange itinéraire d’un dératé : Candide en notre temps

Les personnages de Bernard Leconte n’ont rien de héros d’épopée. Leurs hauts faits ne jalonnent pas les tranches d’histoire. Leur domaine ? Celui du quotidien. Nul ne saurait jurer ne pas les avoir croisés une fois ou l’autre. Ne leur ressembler en rien. Voire ne pas appartenir, par quelque côté, à leur parentèle.

 

C’est tant mieux. Une telle proximité les rend plus touchants et plus fraternels. Ils hantent « le vieux petit temps » cher à Henri Pourrat. Celui où les vieilles dames finissaient paisiblement leurs jours chez elles, au milieu de leurs petits-enfants. Celui où les adolescents se passionnaient pour le sport, non devant  leur poste de télé ou leur console de jeux, mais sur un stade ou sur leur bécane, cherchant à imiter leur champion favori. Ils  avaient des copains de leur acabit, jetaient leur gourme, le temps venu, avec une camarade de leur âge,  et sans le renfort de cassettes porno. Ni même de l’éducation sexuelle dont l’école de la République se fait une gloire.

 

Bref, ils vivaient naturellement, à l’ombre de parents aimants. Entourés d’un oncle auréolé de prestige (il aurait pu être entraîneur de football !), d’une tante indulgente, prête à toutes les intercessions.

 

Tel est Lucien, le « dératé », dont Bernard Leconte narre avec une tendresse gourmande l’itinéraire. Celui d’un gamin gauche, timide, un peu en marge, que la disparition brutale de son père va précipiter dans la vraie vie sans autres armes que son ingénuité et son enthousiasme. Tel le Candide de Voltaire, il connaîtra maintes traverses, et dans tous les domaines.

 

Son incurable nigauderie lui jouera les tours les plus pendables, au sens littéral du terme, sans qu’il cesse un seul instant d’émouvoir. Non qu’il suscite la commisération. A l’inverse, les pitoyables étapes de ce récit d’apprentissage, cette succession d’échecs plus ou moins tragiques, ou plutôt tragi-comiques, l’inéluctable enchaînement créé par le caractère irrésolu de ce piètre héros, tout cela incline à la sympathie. Une sympathie amusée, certes, mais éloignée de tout sarcasme, de toute dérision.

 

Le talent de Leconte tient dans ce subtil équilibre entre vérité de l’observation et empathie envers son personnage. Finesse d’analyse, humour constant. Connivence et « distanciation ». Une langue à la fluidité toute classique. Quelques morceaux de bravoure, dont le moins pittoresque n’est pas la perte de la virginité de notre dératé.

 

Etrange, son itinéraire, comme l’assure le titre ? Certes, si on le juge à l’aune de la période actuelle à laquelle maintes références, maints repères, maints traits de mœurs paraîtront aussi exotiques que ceux des plus lointaines peuplades. Mais, à tout prendre, c’est aussi sa valeur de témoignage qui fait l’intérêt de ce récit. Et son charme tout à fait original.

 

Jacques Aboucaya

 

Bernard Leconte, L’étrange itinéraire d’un dératé, L’Editeur, janvier 2014, 155 p., 14 €

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