Bernard Pivot, "Au secours ! Les mots m’ont mangé"

Faim de citations

 

Le texte du "monologue" de Bernard Pivot interprété par lui-même et intitulé Au secours ! Les mots m’ont mangé est inégal, mais c’est une défense et illustration de la littérature sincère et véritable.

 

L’auteur nous avertit dès la préface : "Ce petit texte a été écrit pour être dit sur scène. Pour être joué. […] Il va de soi qu’un vrai comédien en obtiendrait de bien meilleurs effets."


De bien meilleurs effets que lui, l’auteur, Bernard Pivot ? Allons donc. On peut en douter quand on regarde le dvd qui accompagne le livre et qui propose une captation de son spectacle, et il suffisait, il y a quelques décennies, de regarder un Apostrophes pour savoir que Pivot est un comédien né. Dès le départ, il avait composé et imposé ce personnage de faux naïf que l’on connaît, ce qui, d’ailleurs, ne manqua pas d’être vite paradoxal. L’un des hommes les plus révérés et les plus courtisés par les éditeurs français faisait semblant de ne rien connaître à rien et de s’étonner de tout. On pouvait saluer ses talents d’accoucheur socratique, capable de rendre ainsi accessibles au grand public des choses vers lesquelles celui-ci ne serait pas spontanément allé. Mais on pouvait aussi être parfois un peu agacé par sa manière d’avancer masqué, qui avait pour effet de faire oublier la gravité de certains sujets. Pivot inclut d’ailleurs, dans la liste de ses mots favoris, l’adjectif désinvolte.


On retrouve cette ambiguïté dans ce « Pivot-show », intitulé tragico-plaisamment Au secours ! Les mots m’ont mangé. Dans cette suite de petits chapitres, construits comme autant d’histoires drôles, avec presque toujours un retournement final dans la dernière ligne, ce n’est pas, officiellement, Pivot lui-même qui parle, mais un écrivain célèbre, couronné par un prix Goncourt, dont le nom ne nous sera toutefois jamais révélé. Non, non, ce n’est pas Pivot, vous dis-je. La preuve ? Ce célèbre locuteur inconnu nous raconte son lamentable bide lorsqu’il a été invité par Pivot à Apostrophes, une bataille de chiffonniers entre Jean d’Ormesson et Roger Peyrefitte l’ayant relégué jusqu’au bout au magasin des accessoires.


Pivot trouve donc, dans ce jeu de miroirs vaguement brechtien, le moyen de parler de lui sans parler de lui tout en parlant de lui. On pourra regretter ce flottement : au-delà de ce chapitre qu’on vient de citer, on sent bien que certaines choses vues et vécues ont été vues et vécues par lui-même, mais son comique d’exagération ôte beaucoup de sa sincérité à l’entreprise. A-t-il vraiment rêvé qu’il était déculotté et fessé par la Madame Mac’Miche de la Comtesse de Ségur ? Souhaite-il vraiment qu’on écrive hippoppotame avec quatre –p pour rendre plus graphique la balourdise de cet animal ?


Cependant, tout cela est sans doute l’excipient qui fait, en douce, passer l’essentiel, car l’essentiel, c’est ce chapitre quasi-flaubertien sur la torture de l’écrivain, si fier au départ d’avoir concocté une phrase qui claque comme un éclair dans la nuit, mais qui, lorsqu’il se met à la relire et à l’analyser à tête reposée, se révèle être une illusion : le premier mot est impropre, le second est redondant, et sous le brillant de sa formule initiale se dissimulait une platitude désespérante. Corollaire du célèbre principe « faire quelque chose de rien » : il faut d’abord éviter que quelque chose ne se réduise piteusement à rien passé le premier enthousiasme. Rien que pour ce chapitre, il faut lire Au secours ! Les mots m’ont mangé. On n’y découvrira pas le secret de la littérature, si tant est qu’il se trouve quelque part, mais, en cette ère internettique où tout un chacun peut écrire tout et n’importe quoi et diffuser sa prose en l’espace d’un instant, Pivot rappelle ici, mine de rien, le sens de l’expression "le métier d’écrivain". Et on lui pardonnera d’ignorer qu'il existe une tragédie de Marivaux en cinq actes et en vers intitulée Annibal.


Sans -h.

 

FAL

 

Bernard Pivot, Au secours ! Les mots m’ont mangé, Allary Éditions, mars 2016, 18,90 €


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