Biographies d'écrivains de tous temps et de tous pays.

Le mystère B. Traven

L’un des écrivains les plus importants du XXe siècle  a obstinément refusé la médiatisation et multiplié tant les identités que les nationalités pour mieux rester dans l’ombre. Celui qui signait B. Traven renaît avec la réédition de ses principaux romans à La Découverte.

 

C’était un écrivain à succès qui refusait la célébrité et rejetait « l’industrie de la gloire ». Il « avait construit sa vie de façon à rendre sa biographie impossible », multipliant les mensonges, les fausses pistes et les fausses identités. Ses romans étaient traduits dans le monde entier et adaptés au cinéma, mais personne ne savait « à quoi ressemblait le type derrière la machine à écrire ». Pour lui, « l’histoire individuelle n’a d’importance qu’à partir du moment où  elle influence la vie collective ». On dit qu’il aurait été le fils illégitime du Kaiser Guillaume II (1859-1941) et d’une chanteuse d’opéra. Il signait ses livres B. Traven ou Hal Croves – ou de bien d’autres noms de plume ou d’oiseau menteur…

En 1975, un jeune universitaire, Jonah Raskin, se risque à son tour à ce vertigineux jeu de piste, à la recherche du présumé B. Traven (« Cela sonne comme betray (trahir), travel (voyage) ou raven (corbeau) ») - ou de son problème d’identité – et rencontre sa veuve à Mexico… Durant un demi-siècle Traven s’est obstiné à vivre éloigné des « grandes capitales littéraires du monde moderne », refusant toute rencontre ou même conversation téléphonique avec ses éditeurs – il voulait que ses livres fussent l’unique témoignage de son parcours terrestre… Il serait né Traven Corsvan Croves le 3 mai 1890 à Chicago. Ou Charles Trefny à Saint-Louis (Missouri) le 2 juillet 1880 – avant de venir en Allemagne pour étudier… la théologie. Il serait né Otto Max Feige le 23 février 1882 à Swiebodzin au foyer d’un modeste maçon. Ou encore Ret Marut le 25 février 1882 à San Francisco. Sous ce dernier nom, il aurait été acteur sur la scène allemande entre 1908 et 1914 – il aurait même joué un fossoyeur dans Hamlet


En 1917, il utilise une fortune personnelle d’origine inconnue pour éditer une revue « anarcho-pacifiste », Der Ziegelbrenner, (Les Fondeurs de briques). Après la chute du Kaiser, il aurait été membre du gouvernement de l’éphémère république des Conseils à Munich, liquidée par l’armée allemande. Condamné à mort, il parvient à s’échapper d’Allemagne durant l’hiver 1919  et poursuit à travers l’Europe une vie d’errance avant de s’inviter au Mexique encore en pleine effervescence révolutionnaire, quinze ans après le soulèvement contre le général Porfirio Diaz (1830-1915).

 

Sans papiers sur un cercueil flottant…

 

En 1926 paraît en Allemagne Le vaisseau des morts – un succès immédiat. Les éditions La Découverte publient la première traduction intégrale (par Michèle Valencia) de ce roman culte largement autobiographique. Le bateau de Gerard Gale, un marin américain, a quitté le port d’Anvers sans lui. Sans papiers ni argent, il entame un tour d’Europe, se fait rejeter de frontière en frontière – ou emprisonner avant expulsion et échappe de peu au peloton d’exécution…  Finalement, il trouve à s’embarquer sur le Yorikke, un « vaisseau des morts » c’est-à-dire un cercueil flottant destiné au naufrage afin que l’armateur puisse toucher la prime d’assurance. En attendant ce naufrage programmé et si rentable, tous les trafics sont bons. Son compagnon d’infortune Stanislaw le rassure : « C’est pas parce qu’on est tous déjà morts qu’il faut se laisser abattre. Ça pourra jamais être pire »…


L’enquête de Jonah Raskin (publiée aux Etats-Unis en 1980 et traduite par Virginie Girard pour les éditions Les Fondeurs de Briques…) révèle que le nommé Marut « avait vraiment été chauffeur et avait engouffré du charbon à bord d’un bateau à vapeur » - et qu’il avait « bâti Le Vaisseau des morts sur ses propres expériences » : « Un étranger du nom de Ret et Rex Marut, alias Albert Otto Fienecke ou Adolf Rudolf Feige ou Barker ou Arnolds, a été condamné le 17 décembre 1923 par le tribunal de police de la Tamise pour défaut d’enregistrement auprès de la police (…) Marut quitta vraisemblablement le Royaume-Uni en 1924 en tant que membre de l’équipage d’un vaisseau mais les registres n’indiquent pas le nom du vaisseau sur lequel il navigua ni sa destination ». Le Vaisseau des morts signe l’adieu au Vieux Monde d’un fuyard révolutionnaire et la naissance d’une des plus fascinantes énigmes littéraires du XXe siècle …

 

Romans de jungle et cadences infernales…

 

« Rex Marut » fait son apparition parmi les indiens du Chiapas, se fait photographe et ethnographe sur les traces d’Edward Weston (1886-1958) puis exploitant en noix de cajou et se lance dans la veine des romans de la jungle.


Les éditions de La Découverte rééditent La révolte des pendus qui transpose l’expérience révolutionnaire de Marut à Munich : l’Indien tsotsil Candido Castro devient presque malgré lui le héros de la révolte des opprimés contre les Ladinos qui exploitent les forêts pour leur seul profit, obligeant chaque Indien à abattre quatre tonnes d’arbres par jour - ceux qui ne parviennent pas à tenir ces cadences infernales sont pendus toute une nuit par les quatre membres… L’instituteur Martin Trinidad qui pousse les Indiens au soulèvement n’a guère d’illusion quant à leur ferveur révolutionnaire – il apparaît comme le porte-parole de Ret Marut : « Si vous voulez faire la révolution, alors il vous faut aller jusqu’au bout, parce que sinon cela se retournera contre vous et vous réduira en lambeaux »…


B. Traven fut également un scénariste fantôme – il conquiert Hollywood avec l’adaptation pour John Huston de l’un de ses romans les plus populaires, Le trésor de la Sierra Madre (1947).  En 1957, il épouse sa traductrice, Rosa Helena (sa cadette d’au moins trente ans), qui perpétue « l’industrie du mystère » autour de lui.


Plus de quarante ans après sa mort, le 16 mars 1969, dans l’un des quartiers les plus huppés de Mexico, le mystère s’épaissit autour de l’écrivain aux multiples identités.

 

Michel Loetscher

 

Une première version de cet article a été publiée dans Le Magazine des Livres.

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