Biographies d'écrivains de tous temps et de tous pays.

William Shakespeare : Biographie


La famille de Shakespeare occupait, à Stratford-sur-Avon, une position respectée dans la classe moyenne. Parmi ses ancêtres, les uns avaient fait du commerce, les autres s'étaient voués à l'agriculture. Ces derniers, qualifiés d’Husbandmen par les actes légaux où leur nom est mentionné, devaient être tour à tour, suivant les chances plus ou moins favorables, ou gros fermiers, ou petits propriétaires.

Le père du poète, John Shakespeare, commerçant en laine, ou gantier, n'était point sans importance parmi les bourgeois de Stratford. On le voit monter successivement de grade en grade dans la hiérarchie municipale à mesure que son commerce s'étend et que sa fortune augmente : tour à tour membre de la corporation communale, chambellan (chamberlain), alderman, enfin grand bailli pour l'année 1568. C'était là le dernier terme de son ambition ; c'était la magistrature suprême de sa petite ville. Pendant celle période d'accroissement, il loue deux maisons, prend à bail plusieurs prairies, et finalement devient propriétaire de deux habitations avec jardin et verger.

 

Par malheur ce gros bourgeois voulut devenir un petit noble. Il sollicita du Collège des Hérauts d'armes une concession d'armoiries ; il épousa une jeune fille de vieille race, et obtint, en considération de ce mariage, le droit d'unir dans le même écusson les armes honorées de la famille Arden avec le blason municipal qu'il venait d'acquérir aux Shakespeare.

Ces tendances aristocratiques durent être pour quelque chose dans la diminution de sa fortune, et la naissance successive de sept enfants hâta sans aucun doute un mouvement rétrograde que rendait d'ailleurs inévitable la décadence du commerce des laines. Bref, de 1574 à 1601, époque où John Shakespeare mourut, on trouve de tous côtés les traces de ses embarras pécuniaires : propriétés engagées, exemptions injurieuses, poursuites de créanciers, procès-verbaux de carence ; il est exclu de la corporation, ses amis l'abandonnent ; en un mot, tous les symptômes ordinaires d'une ruine lentement soufferte.

 

Des sept enfants de John : Jane-Margaret, William, Gilbert, Jane, Ann, Richard et Edmond, les deux premiers moururent en bas âge, le quatrième est resté tout à fait inconnu ; la seconde Jane épousa un chapelier ; Ann mourut jeune ; on sait de Richard qu'il fut enterré en 1612-13. Edmond, enchaîné de loin à la fortune de son frère, se fit acteur comme lui, figura plusieurs années dans la troupe du Globe, et mourut à Londres en 1607.

 

William Shakespeare était né en avril 1564. Sa première enfance fut sans doute heureuse, et sa première éducation ne manqua pas de soins. Il apprit le latin rudimentaire à l'école gratuite de sa ville natale. Mais il lui fallut bientôt venir en aide à son père dont la gêne commençait et qui le rappela près de lui. C'est à ce moment que les légendes s'emparent de lui pour le travestir en garçon boucher, en maître d'école ambulant, etc., etc. Nous rejetterons ces anecdotes, qui n'ont rien d'avéré, pour nous en tenir à savoir que de sa quatorzième à sa dix-huitième année, William Shakespeare partagea les soucis et la pauvreté de sa famille. Malone dit expressément qu'il fut clerc de procureur, et nous ne voyons rien qui contredise cette assertion.

 

À celle époque il se maria. Sa femme, Anne Hathaway, avait huit ans de plus que lui, et l'on croit qu'elle abusa, pour se faire épouser, des sentiments ingénus et de la naïveté du jeune Shakespeare. Ceci parait fondé, car il ne lui témoigna jamais beaucoup d'affection, se sépara d'elle dès qu'il le put, et, même en mourant, ne manifesta aucun retour de tendresse conjugale. Elle lui donna, dès 1583 et deux mois seulement après leur mariage, une fille qui reçut le nom de Suzanne. L'année d'après, deux jumeaux lui naquirent, baptisés Hamnet el Judith.

 

La gravité du jeune chef de famille n'était pas encore à l'abri de certaines tentations. Il hantait mauvaise compagnie, et se trouva mêlé à une entreprise quelconque où sir Thomas Lucy, riche gentilhomme des environs de Stratford, vit une injure et un dommage. S'agissait-il d'un délit de braconnage, ou d'un vol de lapins, ou d'un quartier de venaison enlevé dans les cuisines ? c'est ce que nous ne saurions décider ; mais il paraît certain que Shakespeare eut à se plaindre de quelques poursuites et se vengea par une ballade satirique, dont un exemplaire fut affiché aux portes du manoir de Charlecote.

Sir Thomas était puissant et rancunier. Les poètes étant assez rares partout, il lui fut facile de découvrir celui qui prétendait le vouer au ridicule. Shakespeare sentit qu'il courait de grands risques à rester sous la main d'un juge de paix irrité : peut-être fut-il heureux d'avoir à fuir une ville où son père était si pauvre et sa femme si féconde. Burbage et Green, deux de ses compatriotes, étaient allés chercher fortune à Londres et l'on parlait à Stratford de leurs succès dramatiques. William trouva très-simple de suivre leur exemple et de s'aller mettre sous leur protection.

 

Il est à croire qu'ils l'accueillirent bien, puisqu'il persista et réussit dans une voie qu'ils pouvaient seuls lui ouvrir. Dès lors on ne peut supposer raisonnablement qu'ils eussent laissé un jeune homme intelligent et fort lettré pour l'époque, dans l'humble condition des errand-boys. William connu d'eux, et bien né comme il l'était, n'aurait pas supporté sous leurs yeux tant d'humiliation. Il faut donc pour l’honneur des uns et de l'autre, et aussi par égard pour la vraisemblance, supposer qu'après quelques éludes préliminaires il entra dans la troupe de Blackfriars au moins comme figurant. À quelle date ? on n'a pu le préciser : néanmoins il est à croire que le départ du poète n'avait pu précéder de beaucoup le baptême de ses deux jumeaux, et l'on est conduit à placer son arrivée à Londres dans les derniers mois de 1584 ou dans les premiers de 1585.

 

Or, dès l'année 1589, on retrouve ses traces et l'on s'assure qu'il avait rapidement assis son existence à Londres. En effet, à cette époque, il nous apparaît comme l'un des acteurs ordinaires de la reine, au théâtre de Blackfriars ; et non seulement il est acteur, mais il a une part de propriété ; il est le douzième sur une liste de seize actionnaires. Sept ans après, en 1596, il est le cinquième signataire d'une demande adressée au Conseil Privé par les huit copropriétaires du théâtre, afin d'être autorisé à reconstruire leur salle incendiée. En 1603, la patente accordée aux acteurs de Blackfriars, le mentionne au troisième rang. En 1608, Burbage et lui sont les deux plus forts actionnaires de l'entreprise. Shakespeare a quatre actions sur vingt : il est d'ailleurs propriétaire des costumes et des décors, ce qui indique nettement la progression de sa fortune. Vers cette époque, il est question de vendre le théâtre, et l'on évalue les droits de chacun. Les Mémoires d'Edward Alleyn attestent qu'il payait dès lors des impositions assez fortes comme propriétaire à Londres : en résultat, on s'assure que, par une lutte courageuse, beaucoup d'ordre et un excellent esprit d'affaires, en réunissant le salaire de l'acteur, les profils de la direction et les droits du poète dramatique, il s'est fait une existence indépendante.

 

L'origine de cette fortune fut, dit-on, une libéralité de grand seigneur. Les acteurs, dans le temps où vécut Shakespeare, avaient le nom et l'état de subalternes. Lorsqu'il était mandé chez un noble devenu momentanément son patron, l'acteur dînait avec le sommelier, dans ce qu'on appelait alors la buttery. En revanche, l'auteur dramatique, traité par les grands sur un pied de familiarité plus rapprochée, se liait souvent avec quelqu'un d'entre eux, et sans pour cela quitter le rôle de protégé, pouvait être rangé au nombre des amis. Shakespeare sut se faire accepter à ce dernier titre par un des seigneurs les plus accomplis de la cour d'Élisabeth. Lord Southamplon était gendre de sir Thomas Heminge, trésorier de la reine et chargé comme tel de payer les gratifications accordées aux comédiens ordinaires. On conçoit que des rapports fréquents s'établirent entre le jeune courtisan, amateur passionné du théâtre, et le jeune écrivain qui déjà s'y faisait un véritable renom. Lord Southamplon mêlait le drame à toutes les actions importantes de sa vie. On lit dans les correspondances du temps qu'il avait abandonné la cour, tant il était assidu aux représentations de Blackfriars. Ayant une fête à donner et Cecil à recevoir, il régalait d'une tragédie ce politique profond. Enfin — ce dernier détail est caractéristique — mêlé à la conjuration du comte d'Essex, il fit jouer Richard II la veille même du jour où elle devait éclater, afin de préparer les esprits à la sédition.

 

En 1593 — lord Southampton atteignait sa vingtième année — Shakespeare lui dédia le poème de Vénus et Adonis ; en 1594, leur amitié croissant toujours, il plaça derechef son nom en tête de Lucrèce violée, et ce sont les seules dédicaces qu'on trouve dans toute l'œuvre shakespearienne ; elles donnent à penser que ces deux poèmes aujourd'hui si peu estimés, étaient dans la pensée de Shakespeare les seuls travaux sérieux qu'il eût encore accomplis.

 

Mais il est autrement probable que lord Southampton, dans toute la générosité de son âge et disposant à son gré d'une immense fortune, dut fournir à son ami les premiers fonds indispensables à l'acquisition d'un droit de sociétaire. Quoi qu'il en soit, nous adopterons celle tradition sans laquelle il serait impossible de s'expliquer la prompte richesse de noire poêle. Acteur, il ne joua jamais que des rôles secondaires, comme le Spectre dans Hamlet ou l'Adam d'As you like it ; et il ne pouvait gagner de quoi justifier les sommes dont il eut à disposer bien peu d'années après son début. Le présent de lord Southampton explique et justifie tout, jusqu'à la négligence de Shakespeare, qui ne songea point à tirer parti de ses drames en les faisant imprimer, selon l'usage, pour les offrir à quelques riches vaniteux. Quatorze pièces de Shakespeare furent imprimées de son vivant : mais il demeura étranger à leur publication, qui eut lieu à son insu et fut l'objet d'une spéculation effrontée.

 

Il est aisé de se convaincre que le poète ne travaillait que pour acquérir une aisance indépendante dont il comptait jouir au sein de sa ville natale. En 1597 il achetait une des plus confortables habitations de Stratford et prenait soin d'embellir ce séjour destiné à sa vieillesse. En 1602, il joignait 107 acres de bonnes terres à son enclos primitif. En 1605, il prenait à bail emphytéotique les grandes et petites dîmes de Stratford. Ses compatriotes besogneux recouraient à sa bourse qu'il leur ouvrait volontiers. Autant de faits qui attestent chez lui un constant esprit de retour.

 

Aussi traite-t-il Londres en véritable lieu de passage. Il y a des protecteurs, comme Pembroke et Montgomery, des associés comme Fletcher et Burbage, des maîtresses comme la brune inconnue, des compagnons de taverne pris parmi ses confrères en poésie et ses relations de coulisses ; mais on ne lui voit pas un ami, si ce n'est lord Southampton et peut-être aussi Ben-Johnson, le seul de ses contemporains auquel il ail accordé la faveur d'une mention honorifique.

D'ailleurs, ses fréquents voyages à Stratford sont attestés par une chronique bien connue. L'hôtelière de la Couronne, à Oxford, était, dit-on, jeune et belle. Son mari, grave et prudent citoyen, joignait aux désagréments d'un caractère sérieux, le goût dangereux des spectacles et des acteurs. Shakespeare le poète, l'aimable Shakespeare, le joyeux comédien, l'entreprenant amoureux, le voyageur assidu, était doublement bien venu dans le ménage. Et les voisins de jaser.

 

Shakespeare n'avait pas avec la cour ces rapports qui l'eussent retenu auprès d'elle. Élisabeth riait, toute vierge qu'elle prétendait être, aux gaillardises un peu crues du vieux Falstaff, et l'on lui attribue l'idée de le montrer aux prises avec Cupidon ; à ce compte nous lui serions redevables de la délicieuse comédie intitulée les Commères de Windsor, composée en quinze jours et par ordre exprès de la reine : mais on ne voit pas que la prompte obéissance de Shakespeare, ni l'encens qu'il brille dans mainte circonstance aux pieds de l'orgueilleuse Tudor, lui aient valu la moindre marque positive de la faveur royale. Élisabeth ne se départit pas pour lui de la parcimonie excessive qu'elle montrait ordinairement aux gens de lettres.

Jacques I donna plus d'attention aux intérêts dramatiques. Lorsqu'il n'était encore que roi d'Écosse, il avait à Édimbourg une troupe de comédiens anglais ; et à peine eut-il réuni sur sa fêle les trois couronnes britanniques, on le vit régulariser tout ce qui touchait à l'exercice de l'art théâtral. Un acte du parlement ôta aux gentilshommes le droit de privilégier à leur gré telle ou telle troupe d'acteurs, et, pour éviter les dangers de la libre concurrence, on ne reconnut désormais que trois compagnies, toutes trois placées directement sous le patronage de la famille royale. Le prince Henry devint le prolecteur de la troupe formée par lord Nottingham, et qui jouait au Rideau (the Curtain); la reine prit a son service les comédiens du Taureau Rouge (Red-bull) naguère domestiques de lord Worcester et qui s'appelèrent dès lors les Enfants des Menus plaisirs [children of the Revels) ; et la compagnie du lord Chambellan, celle-là même dont Shakespeare et Barbage étaient directeurs, reçut directement sa licence des mains du monarque. Les acteurs dont elle se composait devinrent officiers de la maison royale et prêtèrent serment en cette qualité. A ce titre encore ils étaient gratifiés, tous les deux ans, d'un manteau de drap rouge et du velours nécessaire pour une toque.

 

L'honneur était, on le voit, beaucoup plus grand que le profit. Néanmoins la reconnaissance de Shakespeare s'exprima par toute espèce de flatteries. La plus hardie, sans contredit, fut le mensonge historique qui représente Banquo, l'ancêtre direct de Jacques, comme un homme de cœur, entièrement étranger au meurtre du roi Duncan. Le neveu d'Élisabeth, assez savant pour ne pas s'y tromper, fut, dit-on, vivement touché de cette justification rétrospective, amenée de si bonne grâce, et il en remercia Shakespeare par une lettre en entier de sa main. On ne croit pas que sa munificence ait été plus loin.

 

Shakespeare cesse de paraître sur la scène vers l'année 1603 : du moins le dernier rôle qui lui ait été distribué paraît appartenir au Séjan de Ben-Johnson. Il n'aimait pas sa profession : Hamlet donne de trop bons conseils aux comédiens d'Elseneur, pour laisser le moindre doute à ce sujet.

 

Henry VIII, le Roi Lear, Othello, Macbeth, Jules César, Coriolan et la Tempête — nous ne nommons ici que les chefs-d'œuvre — nous disent comment Shakespeare employa les loisirs qu'il avait conquis, avant d'aller jouir du repos définitif auquel il aspira dès le début. La Tempête fut composée vers 1612 — du moins les commentateurs les plus estimés le veulent ainsi — et la retraite de notre poète coïncide à peu près avec celle dernière date.

Si nous adoptons cette chronologie, à coup sûr nous ne pourrons admettre que Shakespeare ait quitté la scène, en champion affaibli ou vaincu. Il était dans toute la force de l'âge ; ses rivaux se plaignaient du monopole qu'il exerçait sur le théâtre ; l'opinion contemporaine, sans lui accorder précisément la souveraineté du génie, lui reconnaissait beaucoup de talent, un caractère aimable et modeste, des droits incontestables à l'estime de ses concitoyens. Sa retraite fut donc celle du philosophe serein, qui a marqué d'avance le terme de ses efforts, le lieu du refuge, et choisi sa tombe.

 

On est bien vite oublié quand on veut sincèrement cacher sa vie. Tout ce qu'on sait de Shakespeare à Stratford se borne à l'histoire (et n'est-ce pas une fable ?) de ce mûrier qu'il avait planté. On le voit ensuite, « parfaitement sain de corps et d'esprit », faire son testament le 25 mars 1616, et le 23 avril suivant, cinquante-deuxième anniversaire de sa naissance, il meurt sans laisser après lui d'autres recommandations que cette épitaphe sur sa tombe :

Au nom du Christ, ami, laisse dans son repos

Le mortel dont ces lieux ont reçu la poussière ;

Maudit celui qui touchera mes os ;

Béni celui qui respecte ma bière.

Cet anathème gravé sur la dalle qui recouvrait les cendres de Shakespeare arrêta, cent vingt-cinq ans après sa mort, ceux qui venaient le chercher pour le porter triomphalement à Westminster-Abbey.

Car il fallut plus d'un siècle à l'Angleterre, distraite par les bouleversements politiques, pour dégager, de l'obscurité volontaire où il était resté, le souvenir glorieux de son plus grand poète.

 

[Old Nick, 1844]

 

Lire :

> Analyse du caractère d’Hamlet


Œuvres de William Shakespeare

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1 commentaire

Il y beaucoup d'erreurs de frappe, ce qui rend la lecture plutôt drôle.
Étant ado, le texte est assez difficile à comprendre et ayant comparée avec plusieurs biographies, je dois dire que ce n'est pas du tout complet. Il y a des moments où c'est très précis et celui qui écrit passe à côté de quelques éléments essentiel.