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Diderot : Biographie


Biographie : Denis Diderot (1713-1784)

 

Denis Diderot est né à Langres le 5 octobre 1713 et mort à Paris le 30 juillet 1784. Fils d'un coutelier, il fut destiné à l'état ecclésiastique, en vue de la succession d'un oncle chanoine, et confié de bonne heure aux Jésuites de sa ville natale, qui, frappés de son intelligence, firent tous leurs efforts pour se l'attacher. À douze ans, il reçut la tonsure, par provision. Pour arrêter l'excès de zèle que lui avaient inspiré ses premiers maîtres, son père lui fit achever ses études à Paris au collège d'Harcourt, puis le plaça chez un procureur. Négligeant la procédure, Diderot se livra avec ardeur à toutes sortes d'études ; il apprit l'anglais, l'italien, les mathématiques, se perfectionna dans le latin et le grec.

 

Brouillé avec sa famille pour son refus de choisir une profession, il donna des leçons pour vivre, enseignant tout ce qu'il avait appris et apprenant tout ce qu'il avait occasion d'enseigner. Il fut un instant précepteur des enfants du financier Brandon d'Hannecourt, puis ne put résister au besoin de reprendre une vie de hasard et de travail indépendant.

Ce fut parfois une vie de misère, et il faillit un jour mourir de faim.

 

À l’âge de trente ans, il épousa, malgré sa famille et par un mouvement passager de sympathie, une personne sans fortune, d'un esprit borné et d'une piété qui résista au contact de l'incrédulité du mari. Cette union qui ne devait pas fixer l'esprit de Diderot, ni régler sa vie, le força tout aussitôt de chercher des ressources par sa plume ; il traduisit de l'anglais l'Histoire de Grèce, de Stanyan (1743) : ce travail lui fut payé cent écus, et l'on raconte que sa femme lui reprocha, comme un vol, un tel profit tiré d'un tas de chiffons de papier. L'année suivante, pendant que sa femme était à Langres, auprès de sa famille, il se lia avec Mme de Puisieux, et cette passion, que rien ne relève, le contraignit à un redoublement de travail. Pour satisfaire aux exigences de cette dame, il fit successivement et vendit cinquante louis chacun des écrits suivants : Essai sur le mérite et la vertu (1745), Pensées philosophiques (1746), qui ne lui coûtèrent pas plus de trois jours de travail, et les Bijoux indiscrets (1748), broderie licencieuse sur un vieux fabliau gaulois. Vinrent ensuite : la Lettre sur les aveugles à l'usage de ceux qui voient (1749), la Lettre sur les sourds et muets à l'usage de ceux qui entendent et qui parlent (1751), et les Pensées sur l'interprétation de la nature (1761), terminées par une Prière tirée seulement à trois exemplaires.

 

Diderot était déjà presque tout entier dans ces premières pages, avec ses qualités et leurs excès, avec ses hardiesses et ses entraînements, son esprit et son immoralité, ses grandes vues philosophiques et ses paradoxes. La contradiction est surtout frappante entre les Pensées philosophiques et la Lettre sur les aveugles : dans les premières, divisant les athées en trois classes, les faux, les vrais et les sceptiques, il déclare qu'il déteste les faux athées, qui sont « les fanfarons du parti », et ajoute, d'un accent qui semble profond : « Je plains les vrais Athées : toute consolation est morte pour eux, et je prie Dieu pour les sceptiques, ils manquent de lumières. » Dans la Lettre, au contraire, il expose l'athéisme de l'aveugle-né Saunderson, et prétend le justifier au nom de la logique, comme si l'idée de Dieu n'était qu'une suggestion, une illusion du sens de la vue. Voltaire, qui avait conçu dès cette époque beaucoup d'estime pour Diderot et qui lui resta toujours attaché et dévoué, loua sincèrement la Lettre sur les aveugles, mais en condamnant de toutes ses forces une apologie de l'athéisme qui lui paraissait aussi contraire à la raison que compromettante pour la philosophie. Les Pensées philosophiques furent condamnées au feu ; la Lettre sur les aveugles fit enfermer l'auteur à Vincennes. Pendant cette détention, dont le gouverneur, le marquis du Châtelet, s'appliquait à adoucir la rigueur, Diderot recevait, entre autres visites, celle de Jean-Jacques Rousseau, qu'il contribua à tirer de l'obscurité et à jeter dans des voies scabreuses, en lui suggérant l'idée de faire de son fameux Discours à l’Académie de Dijon, au lieu d'un panégyrique banal des lettres et des sciences, une invective paradoxale contre elles.

 

Rendu à la liberté, Diderot se remit au travail avec une nouvelle activité. Il contracta encore, en dehors de la famille, avec Mlle Voland, une liaison plus digne que sa première passion et qui dura plus de vingt ans. Sa correspondance avec cette femme a est peut-être le plus amusant et le plus intéressant de tous ses écrits. C’est là qu'on apprend le mieux à connaître l'homme : c'est le vrai miroir de Diderot et ce sont les mémoires les plus piquants sur le XVIIIe siècle. Cette correspondance préfigure les entreprises et les luttes que Diderot va soutenir.

 

L'une est toute littéraire. Il s'agit d'une régénération de l'art dramatique, dont il prêcha longtemps la théorie et qu'il voulut inaugurer par des œuvres. Selon lui, le théâtre, en sacrifiant une part de la réalité aux conventions établies ou aux conceptions idéales de l'artiste, perdait également de sa moralité et de son effet ; la tragédie ne pouvait être sérieuse et la comédie honnête dans les conditions abstraites et factices où elles s'étaient placées ; il fallait les ramener à la réalité et aux enseignements qu'elles contiennent, en prenant cette réalité tout entière, en ne séparant pas ce que la vie réunit. Il fallait élargir l'art pour le rendre fécond. De là un genre nouveau, le drame, dont la vérité était la première loi et l'imitation de la nature le suprême but. Outre la confusion systématique des genres et l'affectation du réalisme poussée jusqu'à la puérilité, la théorie de Diderot condamnait le drame aux effusions d'une sensibilité larmoyante et aux déclamations d'une morale pédantesque. Il donna l'exemple de tout cela dans le Fils naturel (1757) et le Père de famille (1758). La première de ces pièces, infidèle à la théorie réaliste par le côté romanesque, mais trop conforme au programme de Diderot par les pleurnicheries, l'emphase et les sermons, eut une chute complète. On joua huit ou neuf fois le Père de famille, que l'auteur présentait comme le modèle complet de ses idées. Pour être plus vrai, il s'était peint lui-même sous les traits de Saint-Albin ce qui n'empêchait pas la pièce d'être en grande partie prise du Véritable ami de Goldoni. Ce qui était de Diderot, c'était l'affectation des excès et des défauts dont il s'était fait un système. Et encore toutes ses innovations ne furent pas portées à la scène. Il avait imaginé, par exemple, de supprimer les entractes, consacrés par l'usage, ou plutôt de les remplir par des intermèdes représentant les mille détails de la vie réelle relatifs à l'action, qui est censée se continuer derrière la toile. Les théories de Diderot, malgré son ardeur à les défendre, ne se relevèrent pas de ce double échec, du moins en France et de son vivant. Mais elles passèrent en Allemagne et firent fortune ; elles y inspirèrent une foule de drames larmoyants et y trouvèrent plus d'apologistes enthousiastes que de contradicteurs parmi les esthéticiens. Elles devaient reparaître chez nous, cinquante ans plus tard, dans les manifestes du réalisme romantique.

 

La grande œuvre de Diderot, celle dont il est le centre et qui est elle-même le centre du mouvement intellectuel du XVIIIe siècle, c'est l'Encyclopédie. Il se voua pendant plus de vingt ans (1749-1772) à ce colossal et périlleux travail, avec une activité, un courage, une fécondité de ressources inimaginables. Partageant d'abord la tâche avec D'Alembert, il rédigea le Prospectus et le Système des connaissances humaines, tandis que son ami en écrivait la Préface. Secondé et souvent entravé par de nombreux collaborateurs, il revoyait tout le travail et le refaisait au besoin. Il fournit quelques articles de philosophie, entre autres celui de Providence, qui n'est ni d'un matérialiste ni d'un athée, mais il se chargea particulièrement des arts mécaniques, et avec une souplesse d'esprit extraordinaire, il les étudia dans leur théorie et dans leur pratique ; passant des heures, des jours dans les ateliers, s'initiant au jeu des machines les plus compliquées et les faisant fonctionner lui-même pour mieux les expliquer aux autres. Il fallait ensuite tenir tête aux orages que les accusations d'impiété soulevaient contre les rédacteurs de l'Encyclopédie, et qui mirent plus d'une fois leur liberté et leurs personnes en danger. D'Alembert céda, de fatigue et de dégoût, aux clameurs, aux persécutions Diderot resta seul, et tint tête aux haines, aux fureurs, aux manœuvres perfides. Voltaire intervint pour le presser de fuir devant des dangers imminents et d'accepter l'asile que lui offrait l'impératrice Catherine. Il acheva son œuvre au milieu d'un flot d'ennemis, mal contenus par deux ou trois protecteurs.

 

En dehors de cette formidable tâche, Diderot écrivait, sur les sujets les plus divers, quelquefois pour son compte, le plus souvent pour les autres et par un sentiment d'inépuisable obligeance. Ainsi il rédigerait, pour l'abbé Raynal, près du tiers de l'Histoire philosophique des Indes ; pour Grimm, les Salons de 1765, 1766, 1767, et créait ce genre de critique d'art ; pour un musicien suisse, Bemetzrieder, les Leçons de clavecin, ou Principes d'harmonie. Consulté par les écrivains et les artistes, il revoyait les manuscrits d'une foule d'auteurs et adressait à Voltaire, sur ses pièces, des réflexions critiques impatiemment attendues. Ses conseils étaient surtout appréciés des artistes. Ses titres d'écrivain et de critique marquaient sa place à l'Académie française. Voltaire remua tout pour l'y faire entrer ; mais Louis XV fit échouer le projet en déclarant que Diderot « avait trop d'ennemis » pour que le roi pût sanctionner sa nomination.

 

Après une vie si laborieuse et une telle dépens d'intelligence et de talent, Diderot serait mort dans la misère sans la protection de Catherine. Prévenue qu'il était forcé de vendre sa bibliothèque pour établir sa fille, elle la lui acheta, à la condition qu'il en reste le bibliothécaire, aux appointements de 1000 francs, et pour éviter toute irrégularité dans le service de cette rente, elle lui en paya cinquante annuités d'un coup. Diderot fit le voyage de Russie pour remercier sa bienfaitrice et y fut reçu avec la plus grande distinction. Il refusa de revenir par Berlin, malgré l'invitation de Frédéric, pour lequel il se sentait une instinctive antipathie.

 

Les dernières années de Diderot sont encore marquées par des publications qu'il faut mentionner. Ce sont le Voyage de Hollande ; plusieurs contes et romans, notamment Jacques le Fataliste (1796), suite de récits enchevêtrés les uns dans les autres, constamment interrompus par caprice, repris au hasard, achevés à l'improviste, et dont le plus intéressant est l'histoire des amours et de la vengeance de Mme de la Pommeraye ; la Religieuse (1796, complété en 1799), roman plus savamment construit et ayant pour sujet la peinture des désordres dont les couvents de femmes peuvent être le théâtre, peinture assombrie moins dans l'intérêt d'une thèse que dans celui du drame ; Essai sur la vie de Sénèque le Philosophe, sur ses écrits et sur les règnes de Claude et de Néron (1799), où l’éloge du philosophe romain semble un retour complaisant de l'auteur sur lui-même ; le Neveu de Rameau, brillante fantaisie philosophique, en forme de dialogue, qui ne fut d'abord connue que par une traduction allemande faite par Goethe sur l'original et retraduite en français (1821, 1862) ; Paradoxe sur le comédien, ouvrage posthume (1830, 1864).

 

Diderot mourut, comme il avait vécu, en philosophe, recevant volontiers la visite du curé de Saint-Sulpice, mais lui refusant la rétractation de ses opinions et le désaveu de sa vie. II fut enterré à l'église Saint-Roch, dans la chapelle même de la Vierge.

 

Il est difficile de dégager, sur certains points importants de doctrine, la vraie pensée de Diderot, qui parait avoir fortement incliné vers le matérialisme et l'athéisme, quoiqu'il ait écrit sur l'âme et sur Dieu des phrases qui semblent inspirées d'une émotion sincère et profonde. Ce qu'il y eut en lui d'admirable, c'est, avec le sentiment de la liberté de la raison, un amour de la vérité qui ne reculait devant aucun péril, aucun sacrifice, un besoin de faire pour lui-même la lumière sur toutes choses et de la répandre au-dehors pour le profit de ses semblables c'était la passion de son époque, c'est la sienne, et c'est par elle qu'il reste, à certains égards, autant que Voltaire lui-même, la personnification du XVIIIe siècle. L'écrivain a des inégalités qui répondent aux contradictions du penseur. De nature, il a la vivacité, la grâce, le charme, toutes les qualités que nous nommons Française ; par système ou par rôle, il se hausse, il se guinde, il se fait emphatique et pédant, il devance le pédantisme germanique. Son esprit étincelle, sa raison enseigne doctoralement ; licencieux, immoral à plaisir, il se prend au sérieux dans ses prétentions moralisatrices. En présence des faits, son bon sens, son goût éclatent en saillie, en aperçus nouveaux ; sous l'empire des théories, il se paye de mots et de formules, il s'attarde aux lieux communs. Chez lui, l'homme, l'artiste, sont supérieurs au rôle, au personnage, et l'on peut dire que nul écrivain n'a remué avec autant de verve plus d'idées et tiré de notre langue plus de délicatesses d'expression.

 

[Gustave Vapereau, Dictionnaire universel des littératures, 1876]

 


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