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Jérôme et Jean Tharaud : Biographie


Biographie de Jérôme et Jean Tharaud (1874-1953 / 1877-1952) 

 À la question de Proust, « quel est le principal trait de votre caractère ? », les frères Tharaud avaient fait la réponse suivante :

— Je suis deux en un et les deux sont différents.

Et à la question : « Comment j’aimerais mourir ? », ils avaient écrit :

— À deux.

Cette grâce ne leur fut pas donnée, puisque Jean, le cadet, est mort le 8 avril 1952, et Jérôme, l’aîné, le 28 janvier 1953.


Les frères Tharaud : une énigme politique et littéraire 

 

Toute leur vie, les frères Tharaud ont joué du troublant mystère qui entourait cette capacité à écrire à quatre mains (à quatre pattes, a écrit un journaliste facétieux), accentuée par le fait que leur œuvre principale, à savoir les reportages, les chroniques, les interviews, est écrite à la première personne du singulier.

« Jérôme, lui avait dit un jour Maurice Barrès, quand apprendrez-vous à dire JE ? » rapporte Daniel Halévy dans son Éloge de Jérôme Tharaud (Grasset, 1954). Jérôme obéit donc à Barrès, mais ce JE ne fut jamais autre chose qu’un NOUS déguisé.

Dans la répartition des tâches de rédaction, Jean écrivait le premier jet. Son frère reprenait ensuite le tout, complétait, corrigeait, modifiait. « Notre travail, c’est un bavardage, une conversation continue. Il est absolument impossible de dire que, dans toute notre œuvre, une seule phrase, une seule virgule appartient à Jean ou à Jérôme. » (La Double confidence, Plon, 1951).

Et pourtant les Tharaud n’étaient même pas jumeaux ! Jérôme était né en 1874 et Jean en 1877. Trois ans d’écart, c’est beaucoup, dans une fratrie.

 

Dans leur livre autobiographique, les Tharaud expliquent : « J’ai toujours su que j’écrirais, et que j’écrirais avec Jérôme. Dés le lycée, dés la troisième, cette idée s’est formée en moi, m’est apparue comme une certitude. Jérôme, mon aîné de trois ans, avait le même sentiment. Il est très possible, d’ailleurs, que ce désir de travailler ensemble me soit venu de lui, sans que je me rappelle que nous l’ayons jamais formulé, tant il nous semblait naturel. Le certain c’est que nous ne nous étions pas trompés sur notre destin. Nous n’avons jamais écrit une ligne l’un sans l’autre. Et après plus de soixante ans, nous voilà aujourd’hui face à face, en train de nous raconter l’histoire de notre vie commune, qu’un seul d’entre nous a l’air d’écrire, pour la commodité de l’histoire. »  Et en effet, comment écrire une autobiographie, quand se mêlent les souvenirs de deux personnes ? Les Tharaud, dans cette Double confidence, ont levé l’obstacle par la fiction d’un récit donnant les apparences d’avoir été écrit par le seul Jean Tharaud.

 

« LIVRES À QUATRE PATTES »

 

Plus curieux encore : Jérôme et Jean ne s’appelaient ni Jérôme ni Jean. Leurs vrais prénoms étaient Ernest et Charles, « en mémoire des frères de notre mère, l’un officier d’infanterie de marine, mort jeune à l’île Mayotte, et l’autre, enseigne de vaisseau, mort en Islande d’un accident de chasse, et dont longtemps, m’a-t-on dit, la tombe servit d’amers aux navires ». (La double confidence, 1951). C’est Péguy qui les avait rebaptisés ainsi, Jean et Jérôme, car dans sa cité idéale, socialiste et catholique tout à la fois, il les voyait dans des rôles analogues à ceux de Jean l’apôtre et de Jérôme, le Père de l’Église. Et comme les deux frères avaient débuté leur carrière journalistique dans les pages des Cahiers de la Quinzaine, c’est donc avec ces prénoms-là que leur œuvre sera finalement publiée, et qu’ils resteront dans la littérature et dans l’histoire.

 

« Jérôme et Jean Tharaud, c’est une manière de raison sociale de la littérature », écrit, en 1936, le Dictionnaire National des Contemporains, qui imagine ainsi un futur discours de leur réception à l’Académie française : « Vous naquîtes, Messieurs, à trois années de distance, dans le département de la Haute-Vienne, au bourg de Saint-Junien, vous, Jérôme, le 18 mars 1874, vous, Jean, le 9 mai 1877. Vous êtes issus d’une vieille famille angoumoise. Plus tard, vous fréquentâtes ce noble lycée d’Angoulême sur lequel régna l’un de vos grands-pères. » (…) « Vous êtes tous deux officiers de la Légion d’honneur, vous avez reçu, ensemble, le prix Goncourt, en 1906, et nous-mêmes, en 1920, nous vous avons conféré “en indivis” la plus haute des récompenses littéraires dont nous disposons : notre grand prix de littérature ». En fait les deux frères furent bien reçus à l’Académie française, mais pas ensemble, comme l’imaginait l’auteur de l’article du Dictionnaire. Jérôme y entra en 1938, et Jean en 1946.

 

Jérôme et Jean ne se trouvèrent guère séparés, de toute leur vie, que pendant les années d’études. Jérôme entra au lycée Sainte-Barbe, y fut le condisciple de Péguy, avec qui il se lia. Puis il passa trois années à l’école de la rue d’Ulm, toujours en compagnie de Péguy. Enfin il partit enseigner le français à l’université de Budapest. Jean, lui, était resté à Paris, et il était devenu le secrétaire de Maurice Barrès, qui était alors le plus prestigieux des écrivains français.

 

Mais dès que les deux frères se retrouvent, ils se mettent à écrire, et publient un roman, qu’ils qualifieront plus tard de « livre absurde », Le Coltineur débile (1898). « Absurde, c’est mille fois vrai. Mais quel livre avons-nous écrit avec plus de bonheur ? »

Pas plus que les Cahiers de la Quinzaine de Péguy, les récits des Tharaud n’ont beaucoup de succès. Les publications se succèdent : La Lumière, Les Hobereaux, Les Contes de la Vierge. Mais le public n’est pas au rendez-vous.

 

En 1902, les frères écrivent Dingley, l’illustre écrivain, décrit comme le roman de l’impérialisme anglais. Le Dingley des Tharaud ressemble beaucoup à Kipling, un peu trop, même, remarque Jean Mabire dans son Que lire ? Tome 4 (Éditions National Hebdo, 1997). Les deux frères ont d’ailleurs reconnu que Dingley, c’était Kipling.

Le livre aurait dû être préfacé par Anatole France, à la demande de l’éditeur. Mais France, dans son très médiocre texte ne laisse même pas au lecteur le soin de découvrir que le héros est en fait Kipling, les frères Tharaud refusent la préface. « Oh ! arrogance de la jeunesse ! » devaient-ils s’en étonner plus tard, dans leur livre de souvenirs. « Notre punition fut que, depuis ce jour, nous ne revîmes jamais plus un des plus parfaits écrivains de langue française. »

Par le biais de ce Dingley-Kipling, personnage déclassé partant trouver la gloire en Afrique du Sud, les Tharaud veulent rendre hommage à l’Empire britannique et au colonialisme. Le livre a trouvé quelques lecteurs, et il est réédité quatre ans plus tard. C’est à l’occasion de cette réédition que le Goncourt leur est attribué (1906).

Ce Dingley n’est certes pas le meilleur livre des Tharaud. Faire d’un personnage contemporain un héros de roman pour paraphraser sa vie est un pari littéraire difficile à gagner. Le Brasillach-Courty de Pierre de Boisdeffre dans Les Fins dernières, et le Brasillach-Valentré d’Éric Neuhoff dans Actualités françaises en témoignent par exemple.

Mais de ce jour, et jusqu’à leur mort, chaque livre ou presque des frères Tharaud (généralement publié chez Plon) aura figuré parmi les meilleures ventes du moment. Un indicateur de ce succès ? Les éditions ordinaires étaient précédées de tirages spéciaux pour bibliophiles, sur grand papier (Chine, Japon, Hollande, pur fil, papier d’alfa). Mais ces éditions de luxe, vendues beaucoup plus cher, étaient elles-mêmes tirées à 1 500 exemplaires, ce qui n’est pas rien.

 

QUAND ISRAËL…

 

Ce qui frappe, chez les Tharaud, c’était la diversité des genres pratiqués : « Romans campagnards, peintures de mœurs orientales, récits de guerre, reconstitutions historiques, reportages – poussés à ce degré de perfection qui en fait d’indispensables documents – souvenirs, chaque livre possède sa personnalité », écrit, béat d’admiration, le Dictionnaire National des Contemporains. Mais il est vrai qu’à la date de parution de ces lignes (1936), l’essentiel de l’œuvre des frères est désormais derrière eux. Car les livres les plus fameux auront été publiés durant les trente années qui séparent Dingley (1902) de Quand Israël n’est plus roi (1933). C’est d’abord la trilogie marocaine, à la gloire de l’œuvre civilisatrice française menée par Lyautey : Rabat ou les heures marocaines (1918), Marrakech ou les seigneurs de l’Atlas (1920), et Fez ou les bourgeois de l’Islam (1930). Ce sont des récits consacrés à la diaspora juive : À l’ombre de la croix (1917), Un Royaume de Dieu (1920), La Rose de Sâron (1927), Petite histoire des juifs (1930), ouvrages extrêmement sensibles aux coutumes des communautés juives, au point, d’ailleurs, que les frères passaient parfois pour « en être ».

 

Les Tharaud se sont liés d’amitié avec des juifs originaires des Carpates. Le drame de ces communautés, en butte à un antisémitisme quotidien, voire à des pogroms – ou plus exactement au souvenir de pogroms d’autrefois et à la peur de pogroms à venir – , constituait « un thème superbe », selon le mot de Jérôme Tharaud. Les deux frères vont donc voyager, se mêler à la vie de ces minorités ethniques, et en tirer la matière de plusieurs livres, qui racontent « l’existence incroyable que neuf ou dix millions de Juifs menaient dans l’Europe orientale ». Ils prennent, de fait, leur défense, malgré un ton plus ethnologique que militant, dans un contexte de montée de l’antisémitisme en Europe.

 

Et puis arrive Quand Israël est roi (1920). C’est un livre qui décrit avec beaucoup d’antipathie la révolution « judéo-bolchevique » de Bela Kun, en Hongrie, et enfin Quand Israël n’est plus roi (1933) qui, par son titre, peut être compris comme la conclusion heureuse du premier récit. Or ce second ouvrage est consacré en fait aux  premiers mois de la victoire national-socialiste en Allemagne.

Ces deux titres, Quand Israël est roi et Quand Israël n’est plus roi, ont été réédités récemment, en un seul tome, avec également Vienne la Rouge, chez Deterna, une petite maison plutôt engagée. Voici comment l’éditeur décrit ces textes, pour le lecteur d’aujourd’hui : « En 1921, parait le premier élément de cette trilogie, une étude sur la Grande Guerre et ses suites en Hongrie et un reportage consacré aux exactions commises dans ce pays de mars à juillet 1919, par des criminels bolcheviques dont les chefs avaient la particularité d’être presque tous des juifs. Le ton général de Quand Israël est roi est au moins aussi germanophobe que judéophobe. Cette judéophobie n’est nullement d’ordre raciste ou religieux, mais exclusivement d’ordre politique : à cette époque, avant que Staline ne confisque le pouvoir à Moscou, l’influence juive est énorme dans le Parti communiste d’URSS, l’État soviétique et le Komintern ».



En 1933, les Tharaud visitent donc la nouvelle Allemagne et envoient leurs articles au fur et à mesure. Quelle n’est pas leur surprise – une fois rentrés en France – de découvrir que seuls les trois premiers articles ont été publiés. Le directeur du journal s’en explique : les articles sur l’antisémitisme sont trop nuancés. Cela a suscité des protestations. « Mais voici le plus grave ! Les courtiers de publicité sont entrés dans la danse. Ils menaçaient de retirer leurs annonces. Et vous savez, les courtiers juifs, c’est au moins 60 pour 100 de la publicité d’un journal… Alors, vous comprenez, nous avons arrêté… Et je ne vous ai pas prévenu pour ne pas troubler votre voyage. »

C’est pourquoi Quand Israël n’est plus roi, recueil, non censuré, du reportage complet, se termine par ces lignes : « Je vois bien qu’Israël ne fera jamais plus bon ménage avec moi. »

 

Après la dernière guerre, les Tharaud polémiquaient encore avec des lecteurs d’origine juive, qui leur reprochaient ce fameux Quand Israël n’est plus roi, comme en témoigne cette lettre envoyée de Tel-Aviv, et publiée dans Le Figaro à la fin des années quarante :

« J’ai relu votre livre. Le temps vous a donné tort sur l’essentiel :

1° L’antisémitisme allemand a été plus sanguinaire qu’une révolution ;

2° Le sionisme n’est pas un fait négligeable dans l’histoire juive ;

3° Un nouveau type de juif existe et se crée ici : type au caractère non levantin, plus exactement “aryen”, d’après la définition de l’Aryen que vous donnez dans votre livre.

Vous vous êtes trompés sur nous, messieurs. Beaucoup vous ont suivis, moi le premier, dans la mesure où c’était possible. Mais votre situation d’écrivains écoutés ne vous donne pas le droit d’échapper à la responsabilité de votre influence. »

Et il est vrai qu’en relisant Quand Israël n’est plus roi après la guerre, on constate que les Tharaud n’ont pas perçu, derrière les « excès » des nazis tout juste arrivés au pouvoir, des risques de dérives mortifères beaucoup plus massives et radicales.

 

Néanmoins les Tharaud, à l’époque de la parution de ces ouvrages, restent considérés comme des observateurs du juste milieu, cette sorte de Français « bourgeois, intelligents, modérés, hommes à principes, un peu sévères, traditionnels, xénophobes, plus par instinct que par égoïsme, gens estimables dont l’influence est profonde et saine en France » (La Double confidence, Plon, 1951).

Dans Cruelle Espagne, paru en 1938, ils renvoient d’ailleurs dos à dos les nationalistes et les républicains, et fustigent les brutalités des deux camps. L’Envoyé de l’archange (1939) est une biographie du chef nationaliste roumain Codréanu (orthographié Codréano). Les Tharaud, tout en condamnant le terrorisme pratiqué par la Garde de fer, laissent poindre une certaine admiration pour ce jeune chef fasciste au destin tragique. Inversement, dans La Jument errante (1933), qui raconte la révolution spartakiste, ils expriment une évidente fascination pour la personnalité de Rosa Luxembourg.

« Par leur refus de prendre parti, note Jean Mabire, même dans les querelles les plus cruciales, les Tharaud ont écrit des livres qui paraissent aujourd’hui sacrilèges, quel que soit le camp dont on se réclame. »

 

Toutefois les Tharaud sont des conservateurs marqués à droite, s’exprimant dans des journaux de droite. Leurs grands hommes s’appellent Péguy, Déroulède et Barrès. Ils ont laissé des témoignages d’admiration et de fidélité à leur égard : Paul Déroulède (1914), La Mort de Paul Déroulède (1914), Notre cher Péguy (1926), Mes années chez Barrès (1928). « Comme tous les jeunes intellectuels de notre génération, nous n’avions que du dédain pour l’aventure boulangiste » où Déroulède avait joué un si grand rôle, et qu’il avait même suscitée. « Nous n’avions pas le moindre goût pour cette Ligue des Patriotes avec laquelle, aux beaux temps de l’Affaire (Dreyfus) nous avions si copieusement échangé des horions. » Mais les Tharaud racontent un autre Déroulède : « Quelle ne fut pas notre surprise de découvrir, au lieu du personnage que nous nous attendions à trouver, grandiloquent et rhéteur, un des hommes les plus raffinés, le plus naturellement courtois que nous ayons jamais rencontrés. »

 

« PERSONNE N’A OUBLIÉ ! »

 

Pendant l’occupation, les Tharaud cessent de publier, si ce n’est deux courtes études biographiques, qui étaient, certes, dans l’air du temps vichyssois : Pour les fidèles de Barrès et Pour les fidèles de Péguy. L’arrivée du maréchal Pétain n’est pas appréciée comme une divine surprise par les Tharaud. Ils n’aiment pas l’Allemagne hitlérienne, ils réprouvent la politique de collaboration. Quand Le Figaro disparaît, leurs signatures ne se retrouvent plus dans aucun autre organe de presse français.

À la Libération, les Tharaud intègrent le CNE, le Comité national des écrivains, qui fut pourtant très vite pris en main par le parti communiste. Par ailleurs Jérôme Tharaud est délégué par l’Académie française aux solennités de la Libération.

 

Mais dans un article du 11 septembre 1944, le quotidien Le Populaire, organe du Parti socialiste, s’indigne de découvrir que les frères Tharaud ont repris la plume dans les pages du Figaro. Leurs écrits d’avant la guerre ne passent plus : « Personne n’a oublié les campagnes et les livres antisémites de ces messieurs, à une époque où l’antisémitisme était le véhicule du microbe nazi. Nous ne pensons pas que Le Figaro fasse appel à des hommes dont la pensée est aussi basse uniquement pour accuser, par contraste, la valeur de son collaborateur François Mauriac. On nous affirme que MM Jérôme, de l’Académie, et Jean sont des résistants de la première heure. C’est possible. Nous avons déjà vu tant de choses étonnantes ! Mais nous pensons que leur apparition dans la presse libre demande une explication publique. »

« Ces messieurs ont beaucoup à se faire oublier ! », ajoute Le Populaire, dans une langue approximative. « Il faut qu’ils puissent beaucoup établir pour le faire oublier. »

Le Populaire ignore en fait quelle a été l’attitude exacte des Tharaud durant l’occupation, puisqu’ils n’ont rien publié en direction du grand public durant cette période ; et leurs activités journalistiques ont disparu avec la fermeture du Figaro, et la fin de la zone libre. Il exige des preuves de leur résistance, même s’il reconnait que des choses étonnantes se voient parfois. Mais les inquisiteurs du Populaire se réfèrent en fait uniquement aux publications d’avant-guerre, aux récits anticommunistes (Vienne la rouge) ou aux analyses contrastées sur la diaspora juive. En 1944, l’heure n’est plus à la nuance et aux subtilités. Il est vrai que des textes, même très nuancés et modérés, de l’avant-guerre, peuvent désormais paraître suspects, voire sacrilèges. Et c’est bien ce qui arrive aux frères Tharaud.

 

D’autant que ces derniers n’hésitent pas à mettre leur « respectabilité » au service des épurés et des bannis. Au nom de l’Académie française, dans un discours du 25 octobre 1944, Jérôme Tharaud s’interroge : « Sommes-nous bien assurés que les Allemands en quittant notre sol ont emporté avec eux tout leur bagage. Je me le demande quelquefois avec inquiétude et tristesse… Allons-nous, à notre tour, inaugurer un régime de suspects ? Allons-nous aussi remplir des camps et des prisons ? Dans un pays où l’idée de la patrie existe depuis près de deux mille ans, il serait indécent qu’une partie quelconque de la nation prétendît se faire du patriotisme un privilège et de l’enseigner aux autres. Il serait indécent de s’en prévaloir pour condamner, excommunier et proscrire quand la vertu du patriotisme est avant tout de pacifier et d’unir. » (Discours sur la Libération devant les cinq académies). Les frères Tharaud vont signer la pétition pour Robert Brasillach, contre l’avis du CNE, dont ils démissionneront l’année suivante.

 

Les Tharaud ne sont donc véritablement d’aucun bord. Mais « leur époque est terminée », note un peu cruellement, mais très justement Jean Mabire. Ils ont été vaguement résistants (en esprit), mais leurs reportages d’avant-guerre sont devenus des fardeaux. Trop à droite pour n’être pas marginalisés. Trop nuancés pour trouver, du côté des rescapés de l’épuration, la fraternité des réprouvés.

 

Quelques livres de souvenirs (Fumées de Paris et d’ailleurs, 1946, La Double confidence, 1951), et le rideau va se fermer. Pour ne plus jamais se rouvrir, puisque - à la rare exception semi-clandestine près évoquée plus haut -, les frères Tharaud ne seront plus jamais publiés, eux qui disaient que « croire aux livres, n’est-ce pas tout comprendre, et tout comprendre, n’est-ce pas tout aimer ? »

Leurs livres ne sont pas des ouvrages d’historiens, juste des témoignages assez fouillés sur les événements de leur époque. Mais « c’est parce qu’ils sont datés, totalement inscrits dans une actualité fugitive que ces reportages restent passionnants » (Jean Mabire).

 

Jean Tharaud meurt le premier, on l’a vu, le 8 avril 1952. Daniel Halévy nous dit que Jérôme en perdit subitement l’usage de la parole, et ceci jusqu’à sa mort, neuf mois plus tard.

 

Francis Bergeron

 

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