Abellio, le déconcertant

Vingt-cinq ans après sa disparition, Raymond Abellio revient par le truchement d’une triple biographie - spirituelle, intellectuelle et politique - issue d’une thèse, dirigée par Antoine Faivre, le maître en France des études ésotériques de qualité. Personnage aussi ambigu que fascinant, Abellio est un grand méconnu des lettres françaises, l’un de ses principaux maudits, sans doute en raison d’un itinéraire déconcertant.

 

Né en 1907 à Toulouse dans un milieu modeste, Georges Soulès, qui prendra le pseudonyme de Raymond Abellio à la Libération, suit dans sa jeunesse un parcours typique de la IIIème République : élève brillant, boursier méritant, il réussit Polytechnique, intègre les Ponts et Chaussées avant d’effectuer son service militaire comme officier dans le Génie. Homme de gauche, il lit Marx et Sorel, milite à la SFIO et rejoint dès sa fondation le groupe X-Crise, où il fraie avec Jules Moch, mais aussi Pierre Pucheu. On croise ce jeune ambitieux à la fois attiré par le trotskysme et lecteur de Nietzsche dans l’entourage de Léon Blum. Pourtant, en 1941, à peine libéré de son Offlag, il rejoint Déat, et surtout Deloncle au sein du MSR. Jusqu’à la Libération, il ne cesse de grenouiller dans les groupuscules collaborationnistes dans une optique « ni Londres, ni Vichy ; ni Berlin, ni Moscou » qui lui vaudra une prudente clandestinité, puis l’exil en Suisse jusqu’à son procès en 1952. Dans sa biographie très fouillée, N. Roberti critique en profondeur la version qu’Abellio, le « rouge-brun », donna de son parcours sous l’Occupation en réduisant à néant la thèse d’un double jeu entre résistance et collaboration. 

 

Un temps théoricien d’une sorte de national-socialisme à la française (La Fin du Nihilisme, Sorlot 1943), Abellio connaît une seconde naissance durant sa cavale en 1944 : d’homme de puissance il se métamorphose en homme de connaissance. L’ancien trotskyste se mue en kabbaliste ; le fanatique se fait écrivain, l’ingénieur se révèle troubadour. Son (remarquable) premier roman, Heureux les Pacifiques (1946), écrit dans diverses planques et publié sous pseudonyme, illustre à merveille le paysage mental des non conformistes des années 30 et 40, aveuglés par les idéologies et broyés par les remous de l’histoire. D’autres suivront, comme La Fosse de Babel, ainsi que des essais parfois confus dans lesquels Abellio, théorisant une nouvelle gnose, apparaîtra comme l’anti-Sartre.

 

Dans sa biographie en deux volumes, Nicolas Roberti s’est attelé à mieux comprendre cet homme étrange, éternel mouton noir qui incarna la figure du gnostique français, par le biais d’une méthode psycho-historique et philosophique qui s’inspire de la Structure absolue, inventée par Abellio. Certaines pages déconcerteront le lecteur par leur densité, mais le portrait qui s’en dégage fait découvrir un cérébral dissocié entre idéal et réalité, retranché dans ses chimères et pourtant activiste, tiraillé entre la chute et le détachement, et dont l’œuvre littéraire, de belle envergure, constitue une tentative d’autopsychothérapie.

 

 

Christopher Gérard

 

Nicolas Roberti, Raymond Abellio. I. 1907-1944 Un gauchiste mystique ; II 1944-1986 La Structure et le miroir, 2 vol. 236 et 266 pages, L’Harmattan.


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« ni Londres, ni Vichy ; ni Berlin, ni Moscou » qui lui vaudra une prudente clandestinité, puis l’exil en Suisse jusqu’à son procès en 1952.