Vicky Baum au carrefour des destinées

Vicki Baum (1888-1960) a d’abord trouvé l’accomplissement dans une brillante carrière de musicienne avant de signer des best-sellers internationaux comme Grand Hôtel (1929) aussitôt portés à l’écran avec un casting prestigieux. Ses romans, fort en vogue de son vivant, sont bien oubliés depuis. 


Elle est née Hedwige Baum à Vienne le 24 janvier 1888, au foyer d’un modeste fonctionnaire d’origine juive, Hermann, et de son épouse Mathilde née Donat. Ses parents la destinent à la musique – et aux célébrations d’une enfance prodigue.

Dès l’âge de cinq ans, Hedwige participe à des concerts. Elle fréquente la Hochschule für Musik de Vienne (1898-1904) et devient harpiste à l’Orchestre symphonique de la ville (1904-1910).


En 1906, à dix-huit ans, elle épouse le journaliste et écrivain Max Prels (1878-1926). Dans l’ombre de son mari, la très jeune épouse prend goût aussi à la musique des mots. Elle s’essaie d’abord à « l’art d’en dire long en faisant bref » : l’article de journal et la nouvelle sont les premiers « formats » de ses mises en mots…


En 1912, elle quitte l’Autriche pour enseigner la musique à la Hochschule de Darmstadt. Elle est engagée comme harpiste au Hoftheater par le grand-duc Ludwig von Hessen.

En 1916, elle épouse le chef d’orchestre Richard Lert (1885-1980), un ami d’enfance, avec qui elle aura deux fils, et s’établit à Berlin. Elle collabore notamment à la Berliner Illustrierte Zeitung, où elle publie ses premiers romans en feuilleton. Sa première œuvre, Frühe Schatten (« Ombres précoces ») paraît en 1919 sous la signature de « Vicky » Baum.


Elle connaît le succès avec la publication de Studentin Helene Willfüer (1928) qui décrit l’avènement, au sein de la très dévergondée République de Weimar, d’une « Femme nouvelle » – en somme, une Garçonne inspirée peut-être par le roman à succès de l’académicien Victor Margueritte (1866-1942), paru cinq ans plus tôt en France (1923).



De la page au grand écran


Sa prolifique carrière littéraire est jalonnée de best sellers comme Hell in Frauensee (1931, traduit par Lac aux Dames) ou Menschen im Hotel (Grand Hôtel, 1929), une saga des Années folles, considérée comme son chef d’œuvre, qui tient aussi de la danse macabre, aussitôt portée à la scène par Max Reinhardt (1873-1943). La pièce fera son chemin jusqu’à Broadway. En 1931, le réalisateur Edmund Goulding (1891-1959) l’adapte pour le grand écran, avec notamment Greta Garbo (1905-1990) et Joan Crawford (1906-1977) dans les rôles principaux. Des destins se croisent dans le hall et les chambres d’un hôtel qui semble aimanter tous les spectres d’une Europe à peine rescapée du pire – et qui ne peut s’arracher à la fascination d’autres charniers à venir…

Sensible à son talent de créatrice d’ambiance et à sa technique narrative (des destins qui se croisent dans une unité de lieu), la célèbre romancière française Colette (1873-1954) signe en 1934 l’adaptation, pour le cinéaste Marc Allégret (1900-1973), du Lac aux Dames, avec le jeune Jean-Pierre Aumont (1911-2001) dans le rôle du beau maître-nageur…


Résumé de l’intrigue : le jeune ingénieur désargenté Urbain Hell vient, à vingt-six ans, de se faire embaucher comme maître nageur à l’établissement de bains du grand hôtel Petermann, sur les rives d’un lac tyrolien. Sa musculature fine et son long corps harmonieux couvert d’un fin duvet affolent toutes les femmes, jeunes et moins jeunes, qui se découvrent un goût immodéré pour les leçons de natation : « Les muscles de M. Hell jouent, superbes, sous sa peau élastique, son thorax est digne d’admiration, ses larges épaules de nageur roulent, souples et rondes, aux articulations. Son corps est couvert de minuscules petits poils clairs, phénomène que Mme Mayreder fixe, captivée. »

Hell est tenaillé tout à la fois par la faim et les innombrables sollicitations féminines (« Pour une paire de saucisses, tu te fourres dans le lit de la servante »..), ce qui ne va pas sans quelques tempêtes sous un jeune crâne de sportif… Surtout, il attend un courrier salvateur : il est l’auteur d’une invention, un film incombustible, dont il espère beaucoup - et il a confié les démarches à un presque inconnu… Et puis il a élu, entre toutes les femmes, la jeune May Lyssenhop - à ne pas confondre avec sa sœur jumelle Carla, elle aussi amoureuse du beau maître nageur… Car, comme il se doit, les riches sœurs Lyssenhop sont « les plus belles filles de tout Lac aux Dames », et elles en pincent toutes deux pour lui…

Le roman en dit long sur les rapports, en ces trépidantes Années folles, entre les hommes et ces « femmes libérées », sportives et élancées, qui passent allègrement, en leur villégiature dorée, du « costume de bain en tricot noir », enserré d’une ceinture blanche, à la « tenue d’automobile », avec manteau de cuir et casque assorti – valses subtiles d’un monde qui s’exténue à se hâter vers sa fin…

Le succès de ses livres adaptés à l’écran ouvre à Vicky Baum une troisième vie : en 1932, elle s’établit avec sa famille à Hollywood, exerce comme scénariste à la Paramount Pictures puis à la Métro Goldwyn Meyer. Dès lors, son œuvre accède à une fort enviable notoriété universelle.


L’armoire aux possibles


En Allemagne, son œuvre (très appréciée par Thomas Mann) est victime des autodafés nazis décidés par son compatriote autrichien Adolf Hitler. Naturalisée américaine en 1938, l’année des accords de Munich, elle enchaîne imperturbablement les grands succès populaires, inspirés par ses nombreux voyages, comme Sang et volupté à Bali (1937), Shangaï Hotel (1939) ou encore Le Vol du destin (1947) – jusqu’aux derniers opus, Bataille de femmes (1956), et Les souliers dorés (1958).


En 1959, Grand Hotel est adapté sur les écrans allemands, trente ans après sa première parution, par Gottfried Reinhardt (1913-1994), le fils de Max Reinhardt. La boucle est bouclée.


Vicky Baum se meurt sans bruit d’une leucémie. Elle s’éteint le 29 août 1960 à Hollywood et laisse une œuvre forte d’une cinquantaine d’ouvrages en tous genres (romans, recueils de nouvelles, pièces de théâtres, scénarii et documentaires). Son autobiographie posthume, Es war alles ganz anders, paraît en 1962 – elle est toujours en attente de traducteurs. L’engouement est bien retombé depuis, mais il arrive encore aux scénaristes de s’inspirer d’une œuvre inépuisable comme on entrouvrirait toujours une armoire aux possibles...


Michel Loetscher


D'autres versions de cet article ont paru dans les Affiches-Moniteur et Le Magazine des Livres



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