Le Néron du Troisième Reich

Il s’agit de la première biographie française consacrée au « numéro 2 » du Troisième Reich : portrait détaillé et approfondi d’un être singulier qui allia la bouffonerie grotesque à la mégalomanie mortifère. Une étude objective, remarquablement renseignée, qui se lit comme un roman.

Mon père, ce héros…

Dans un style toujours empreint d’un humour très subtil, qui, loin d’exonérer les actions du personnage, permet à la fois d’alléger la tension et de dépeindre avec finesse la psychologie du maréchal Goering, l’auteur prend le temps de nous décrire les conditions sociales et psychologiques qui ont présidé à la destinée pour le moins remarquable d’Hermann Goering. Le lecteur sera au début surpris, étonné, de lire la biographie d’un véritable héros de l’armée de l’air, une version moins connue peut-être du Baron Rouge, dont le nom, Richthofen, sera donnée par Goering à l’escadrille dont il se voit attribuer le commandement. Casse-cou, aventurier, grand séducteur, Goering est tout droit sorti d’un roman pulp avec quelques années d’avance sur le genre : pendu par les pieds la tête en bas en plein vol, il prend en photo les lignes ennemies pendant la Grande Guerre ; il abat vingt-deux avions ennemis, en respectant des règles d’un autre temps, chevaleresques, où les armoiries des aviateurs sont peintes sur le chassis des avions, et où les vainqueurs honorent les vaincus et les félicitent tels des chevaliers engagés dans quelque joute ; grand sentimental, ce fils d’un ministre résident en Afrique du sud-ouest nommé par Bismarck, se montre tendre avec les demoiselles épatées par le beau chevalier, et très affectueux avec les animaux domestiques dont il raffole ; véritable champion d’escalade, aucune ascension ne lui fait peur. Certes, le Goering fanfaron et à la limite de l’histrionisme est déjà présent en ce héros, mais il est encore épris, semble-t-il, de ses rêves aristocratiques : son parrain von Epenstein lui permettra de vivre une partie de ses jeunes années au château de Mauterndorf, où il prend le goût des ambiances médiévales, des tapisseries des Gobelins, et autres accessoires indispensables à la vie de châtelain.

Sa première épouse, Carin, une belle et douce suédoise, un peu mystique, aimant le spiritisme, restera sa bien-aimée au-delà de la mort. Ce mariage, qui se produit en vérité bien après la rencontre des deux amoureux, étonnera le lecteur : véritable roman extravagant, où le jeune Goering et son amante partagent la maison du vieux mari de cette dernière, ménage à trois inouï, lorsque l’on apprend que le digne mari envoie de l’argent aux tourtereaux lorsque ceux-ci emménagent dans une petite bicoque, lorsque Goering connaît de sérieuses difficultés financières après la Grande Guerre. Goering vouera à Carin un culte qui aurait un je-ne-sais-quoi de romantique Sturm und Drang, si le personnage n’avait pas évolué sur la voie de la démesure : car Goering est l’incarnation moderne du héros tragique grec gagné par l’hubris, le tout tempéré par un prosaïsme matérialiste de plus en plus délirant : il y a de l’Œdipe et du Créon en lui, de l’Hercule et du Narcisse.

Mais déjà les gesticulations de cet Ubu en devenir se font voir : il fait semblant d’étudier à l’Université les sciences politiques et économiques (domaines qui deviendront ses attributions officielles et dans lesquels il se révèlera totalement et catastrophiquement incompétent !) tout en se rêvant tel un héros éternel pilotant des avions comme un chevalier chevaucherait son destrier. Il enchaîne les carrières avortées, tout en continuant ses activités de pilote, toujours avec brio, panache, faisant des démonstrations et autres acrobaties pour épater la galerie et les demoiselles. Progressivement, le jeune Goering, décoré de la médaille Pour le Mérite, la plus haute distinction militaire allemande (l’équivalent de la Medal of Honor aux Etats-Unis) glisse du statut de soldat aguerri vers celui du militaire d’opérette et de cirque.

Les premiers commentaires sur sa psyché, longtemps avant l’époque de son règne, témoignent de sa lâcheté émotionnelle, de cet étrange mélange d’élan du cœur envers ses proches et de froide indifférence envers tout le reste. Et de ce qui aurait pu passer pour un amour passionné et fusionnel, on arrive bien vite à l’extravagance suprême, celle de Carinhall, une des nombreuses demeures de Goering, la plus célèbre, dont les précédents ne peuvent se trouver que dans les délires de Néron ou de Caligula.

Le Goering d’avant la rencontre avec le nazisme, s’il n’eût vécu que cette période, serait resté dans les mémoires comme un soldat valeureux, un peu vain, aimant les poses à la Tartarin de Tarascon, amateur de la vie de château, bon vivant, soucieux de ses médailles et de ses décorations, et désireux d’entrer en politique. Un portrait presque sympathique…

Tempête dans un verre de bière…

Et puis, au hasard d’une soirée de beuverie dans les brasseries munichoises, Goering rencontre Hitler. Osera-t-on dire qu’il s’agit d’un de ces coups de foudre dont Goering se fait la spécialité ? Ce même Goering, nous rappelle l’auteur, qui déclara au lendemain du Traité de Versailles que les Juifs avaient poignardé l’armée dans le dos, sinistre prélude à l’ère de barbarie qui allait suivre… Certes, comme le dit Kersaudy dès l’introduction, Goering n’est pas un ‘boucher industriel’ (l’expression est de l’auteur) tel Himmler, tel Staline, ou tel Hitler… Une certaine empathie peut naître avec les aspects du personnage que nous avons entrevus plus haut. On sait par exemple que Goering n’est pas un antisémite viscéral à la Streicher : il sauva des Juifs, ceux qui lui avaient rendu service, par exemple, comme les personnes qui le secoururent pendant le putsch de 1923 ; il se porta également au secours de son frère Albert, dont les actions de résistance et de sauvetage de Juifs ne furent pas reconnues en raison de son nom. Mais dans l’esprit de ce personnage souffle le vent de l’ambition, de la contradiction perpétuelle, et, faut-il encore le répéter, de la vaine démesure. Goering, sorte d’incarnation dans la chair de la tour de Babel, dont il acquerra progressivement la forme, et dont il partagera le destin, un tribunal remplaçant Dieu dans l’histoire…

Hitler le fascine : c’est là que la biographie prend toute sa dimension, dans ce perpétuel va-et-vient entre le raté minable vêtu et coiffé comme un maquereau de seconde zone, cravache et pistolet à la main, et le parvenu gonflé de suffisance et rampant devant son suzerain qui a le don de lui ôter tous ses moyens, même quand Goering souhaite le contredire… Les récits de Kersaudy, parfaitement dans le ton de la monographie universitaire, sont néanmoins écrits comme des scénarios haletants : le dérisoire putsch de la brasserie en 1923 (celui qui verra Goering blessé, la fameuse blessure qui ne se refermera jamais vraiment, faisant de Goering une sorte de roi pécheur morphinomane et délirant ; il fera des séjours réguliers dans des sanatoriums, et même dans un asile…), les élections des députés nazis, la nomination de Hitler à la Chancellerie, la Nuit des Longs Couteaux, la Nuit de Cristal, l’incendie du Reichstag, et l’irrésistible (la résistible dirait Brecht…) ascension de Goering, qui finira par cumuler plus de titres que n’en eut jamais le plus mégalomane des potentats ! Ces titres ronflants, ces décorations sans nombre, cette pusillanimité, cet infantilisme de la récompense matérielle, Goering les adopte jusqu’à l’absurde, lui qui finit par devenir chef de la Luftwaffe, Ministre de l’Air, Commissaire au plan quadriennal, Ministre-Président de Prusse, chef d’un service de renseignement et d’écoutes téléphoniques, général puis maréchal, Grand Veneur, Maître des Forêts, et héritier politique de Hitler, tout en étant une sorte de gangster vulgaire qui n’hésite pas à faire assassiner ceux qui le gênent, une de ses spécialités étant ‘l’accident de voiture’. Le style de Kersaudy est volontiers narratif, on a droit à des extraits ‘théâtraux’ : des conversations dûment retranscrites, entre Goering et différents protagonistes, notamment l’ambassadeur suédois infatigable, Dahlerus. L’édition participe de cette volonté de tenir le lecteur en haleine, éberlué par ces événements invraisemblables, improbables, et qui pourtant eurent lieu : les références des sources sont données en fin d’ouvrage, tandis que les notes informatives sont en bas de la page, ce qui permet de ne pas interrompre incessamment la lecture. On ne s’étendra pas sur tous ces événements qui sont décrits sous un nouveau jour. On retiendra la narration très tendue des journées qui précédèrent l’invasion de la Pologne : Goering ne souhaitait pas la guerre, visiblement. Mais cette lâcheté dont il fait preuve depuis toujours l’a toujours empêché de désobéir à son maître, et ses tentatives diplomatiques sont d’autant plus dérisoires et absurdes. L’esprit de Goering est une impossibilité logique qui a pourtant imposé sa dictature jusqu’à la destruction finale. Il n’a jamais voulu la guerre, mais le moindre de ses gestes, ou plutôt la moindre absence de ses gestes a embrasé l’Europe et contribué à la pire des destructions que l’on vit au vingtième siècle.

« Le monde est plein de gens qui ne sont pas plus sages.
Tout bourgeois veut bâtir comme les grands seigneurs,
Tout prince a des ambassadeurs,
Tout marquis veut avoir des pages. »


La Fontaine ne se doutait pas qu’un jour un homme enflerait jusqu’à l’explosion ! François Kersaudy, lorsqu’il nous narre le naufrage de cette vie d’excès, finit par donner le vertige. La carrière et la vie de Goering, qui ont une étrange propension à se confondre, l’une étant subordonnée à l’autre, apparaissent comme un singulier inventaire, une curieuse liste surréaliste qui déréalise dans un premier temps l’existence du personnage, qui fait douter de la réalité de cet individu, avant de faire frémir. Car dans les mains de l’un des hommes les plus puissants d’Europe en son temps, le destin d’un peuple fut jeté dans les brasiers de l’extermination. Dressons une liste non exhaustive :

Le plus grand bâtiment ministériel au monde, deux ou trois châteaux, des dizaines d’hectares de forêts et de chasses privées, peuplées d’animaux en tous genres (cerfs, éléphants, girafes, aurochs, bisons, lions…), un pavillon de chasse, le fameux Carinhall, transformé en cauchemar architectural qui eût fait tomber en syncope Héliogabale et Néron réunis (sauna, gymnase, piscine, cabinets médicaux, bunkers, des kilomètres de DCA et autres défenses, salle à manger de 411 m2, svastika aux murs, au plafond, sur le sol, tentures médiévales, collections complètes de tableaux de la Renaissance pillés dans les musées européens, dédales de chambres et de couloirs gigantesques, fosse aux lions, (il faut le lire pour le croire !), un train spécial dont chaque wagon est une vomissure de luxe, des costumes sans nombre (Goering en change quatre fois par jour), des kilomètres de petit train électrique qui font sa joie, le mini-château construit pour sa fille Edda et financé par l’économie du Reich (comme tout le reste par ailleurs : les ouvriers qui ont bâti Carinhall ne furent pas payés…), 118 décorations qu’il ne peut toutes épingler même sur quatre costumes à la fois, des entreprises subordonnées aux ‘Hermann Goering Werke’, outil d’enrichissement personnel qui sert à financer les fantasmes du personnage, sans parler des « médicaments » (jusqu’à trente cachets par jour !), de la bonne chère, des bijoux et du maquillage que Goering aime à utiliser, et sans parler de ces apparitions spectrales et irréelles du Maréchal du Reich en toge romaine, les ongles vernis, la bague en diamant rutilante au doigt devant ses interlocuteurs médusés… Un seul regret dans le livre de Kersaudy : un deuxième cahier iconographique aurait pu compléter ces descriptions très documentées (les sources sont à la fois américaines, allemandes, anglaises et suédoises pour la plupart).

Progressivement happé par l’abîme qu’il a contribué à ouvrir, Goering se vautre dans la fuite, l’incompétence, les querelles incessantes au sommet de l’appareil détraqué nazi, la paranoïa, la jalousie, la puérilité. Il ne fut jamais le contradicteur de Hitler, sinon dans ses diatribes de hâbleur fanfaron. La voix de son maître : il allait jusqu’à imiter le style de Hitler dans ses discours. Il allait jusqu’à espionner son mentor pour venir ensuite parader et prononcer un discours qui abondait dans le sens de Hitler : c’est ainsi que le désastre de la campagne russe se déroula. Il ne cessait de clamer la puissance de sa Luftwaffe, lui qui n’avait aucune notion économique, technique ou stratégique : la campagne d’Angleterre débuta avec l’envoi de trois chasseurs au lendemain de la campagne de Norvège. Il faut, là encore, le lire pour le croire, et la liste de ces anomalies, de ces absurdités est aussi longue que l’ouvrage lui-même.

Goering est allé au-delà du maréchal d’opérette, non seulement par les crimes qu’il a ordonnés et couverts, mais aussi par son caractère hors normes, qui le place dans la courte liste des autocrates déments sans lesquels la face du monde eût été changée.

La fin de l’ouvrage est consacrée aux minutes du procès de Nuremberg, dont l’auteur nous gratifie de larges extraits. Goering connaît ses dernières heures de gloire, et tente de retourner la situation. L’épisode est connu. L’auteur reconstitue les derniers mois de Goering avec sobriété. On ne saura pas vraiment qui lui a passé la capsule de cyanure qui lui a permis de se soustraire à la pendaison. Mais on nous rappelle que sur son lit de mort, dans sa cellule, Goering avait un œil fermé et un œil ouvert (il existe une photo célèbre où l’on peut voir ce détail). N’est-ce pas là l’image la plus parlante ? Goering voit et ne voit pas, il est celui qui, s’il eût été doté d’un degré d’humanité supérieur aurait pu tempérer les ardeurs d’Hitler. Par défaut de courage, de volonté, d’empathie pour l’humanité, il a préféré fermer les yeux pour se consacrer à sa propre personne. Janus obèse et pathétique, ce Bifrons outrancier a traversé l’histoire en laissant dans son sillage la ruine, et dans la mémore collective les reliquats évanescents de sa vie hallucinée.


Romain Estorc

 

François Kersaudy, Hermann Goering, Perrin, novembre 2009, 816 pages, 27 euros.



Sur le même thème

Aucun commentaire pour ce contenu.