Quand Cendrars se cachait sous Sauser

C'est avec le poème "Les Pâques à New-York" écrit, selon la légende, dans la nuit du 6 avril 1912, que Freddy Sauser devint poète. Ce long texte fulgurant fut rédigé à Manhattan d’un seul trait pour exprimer la détresse morale du jeune auteur au sein de la cité où l’aube a glissé froide comme un suaire / Et a mis tout à nu les gratte-ciel dans les airs.

Pour honorer cette révélation il change de nom : Blaise Cendrars naît. Néanmoins dans Panama ou les aventures de mes sept oncles (chez me même éditeur) il donne une autre explication à la gestation de l’œuvre : C’est le crach du Panama qui fit de moi un poète/ C’est épatant / Tous ceux de ma génération sont ainsi /Jeunes gens /Qui ont subi des ricochets étranges.
Il ne faut pas prendre bien sur ses aveux au pied de la lettre. d'autant qu'avant ces deux œuvres un autre poème écrit en 1907 fut le texte premier de l'auteur.

Là encore une détresse mais aussi une exaltation prennent corps. Toutefois celui qui se nomme encore Sauser n'attache que peu d'importance à ce livre dont il n'eut jamais en mains un exemplaire. Il fut édité dans l'édition originale dans une traduction russe. Et il faudra attendre 90 ans avant que ce livre soit redécouvert chez un bouquiniste de Belgrade par un poète et bibliophile bulgare...

Tout Cendrars est en germe dans ce beau texte que Fata Morgana publia en 1992 (avec des illustrations de Pierre Alechinsky) et qui est republié aujourd'hui.
Non seulement il refuse de jouer avec des vieilleries mais entame son parcours pour en casser la vaisselle. Et si très vite Cendrars abandonnera la poésie pour la fiction, dès le début du siècle dernier il devient l'écrivain de la modernité qu’il revendique dans un texte de 1917 : La modernité a tout remis en question.

Mais à l’inverse de la propension futuriste et quoique - comme les tenants de cette école - partisan de vitesse et d’énergie il ne cherche pas forcément un régime verbal quelque peu "art pour art". La force de la poésie de Cendrars n’a pas besoin de recettes. Plus que de chercher la forme nouvelle pour elle même, il saisit le langage à sa racine et le déplace de continents en continents. Toutes les dimensions de la vie quotidienne trouvent place dans un langage, résolument libre à l’écart de toute forme d’embrigadement - même celle du surréalisme qui lui tendra les bras. Il s'agit pour lui par la poésie comme dans la fiction et dans la vie de s’embarquer vers l’ailleurs pour parfois «tuer les morses», parfois pour s'exposer aux piqûres de la mouche tsé-tsé.

Jean-Paul Gavard-Perret

Blaise Cendrars, La légende de Novgorode, éditions Fata Morgana, janvier 2019, 64 p.-, 18 €

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