Bruno Tessarech, "Art nègre", ou le roman de la fuite dans l'écriture

« Ma vie était creuse. Vivre ou écrire, il fallait choisir. Comme j’en étais incapable, le résultat n’était pas glorieux. Je ne vivais plus, et je n’écrivais guère. »

 

Romancier dépressif qui cherche à retrouver le chemin de son propre roman tout en s’efforçant de considérer que tout est un obstacle pour ce faire, Louis se voit sortir de sa tanière par un ami éditeur qui lui propose de prêter sa plume d’abord à un truand qui veut écrire ses mémoires, puis au meilleur spécialiste de la prostate. De projet en projet, le roman s’éloigne mais s’en construit un autre, Art Nègre, où Bruno Tessarech nous plonge avec beaucoup de métier dans l’univers d’un homme qui va trouver un sens à sa vie, se retrouver, en écrivant la vie des autres.

 

« Nègre et romancier, il n’y avait pas un si grand écart entre les deux démarches. L’une comme l’autre mettait en jeu le réel et l’imaginaire. Simplement elles inversaient les polarités. Une des tâches du romancier consiste à rendre un personnage aussi crédible qu’un être de chair, tandis que le nègre élève son client aux dimensions d’un personnage. »

 

Reprenant le sujet de son premier roman, La Machine à écrire, magnifique éloge du nègre dont le métier consiste à « à donner des idées aux cons et à fournir un style aux impuissants », Bruno Tessarech retrace la naissance d’une vocation dans un roman très drôle et très profond, où l’on croise aussi bien Jean (Rochefort) qu’un jeune homme vert (Nicolas Hulot) et où l’on plonge avec délices dans les affres du travail de prête-plume.

 

Et puis Bruno Tessarech s’amuse beaucoup, et nous avec, notamment avec sa théorie de la bombe que son personnage place subrepticement dans tous les ouvrages, à la page 207, une révélation aussi forte que le parti communiste français touchait des rétro commission sur les ventes d’armes de l’Union soviétique… Pourtant, personne n’y prend vraiment garde, et la bombe passe, comme celles disséminées dans Art nègre !

 

Art Nègre est aussi un art poétique où Bruno Tessarech prouve, une nouvelle fois, qu’il peut endosser tous les styles, par exemple quand avoir relu Lacan, le  narrateur entame une analyse psycholinguistique du rapport au moi de son « co-auteur » et le conduit « sur la longue route de l’errance analytique qui ne conduit jamais que du moi à cet autre moi qui est moi. » C’est aussi une leçon sur l’art vrai de l’écriture pour autrui, il donne ses lettres de noblesse à la profession d’écrivain-fantôme, ce ghost writter anglo saxon qui est moins dévalorisé que le « nègre » français car les nègres ne co-signent pas les textes qu’ils écrivent intégralement... Mais tout est à l’encan, chacun cherche à s’attribuer les mérites d’un travail qu’il fait faire à un autre, tel acteur, tel ministre avec la Loi qui porte son nom et qui vient directement du cabinet précédent…

 

« Savoir si je ne me servais pas de l’écriture pour fuir l’écriture elle-même était une autre question, et je préférais ne pas trop fouiller dans ce coin-là. »

 

 

Loïc Di Stefano

 

Bruno Tessarech, Art Nègre, Buchet Chastel, août 2913, 240 pages, 15 eur

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