La chronique de l'écrivain et poète Claude-Henri Rocquet.

Chronique. Une nuit à bord du Nautilus


Çà & là, la chronique de Claude-Henri Rocquet | 


Le Nautilus est immobile sur un banc de sable abyssal. Ses machines sont arrêtées, turbines, ou bien on ne les entend qu’à peine, comme la rime et l’écho d’un ressac contre la coque couleur de squale. Le livre pâle des hauts fonds est constellé de coquilles. Il fait dans le salon de lecture et de musique un demi-jour d’après-midi pluvieux comme j’en ai connu dans mon enfance à Petite-Synthe. Arthur Rimbaud, casquette de collégien dans la poche, visière brisée, regarde vers l’horizon de mer par les hublots sertis d’écrous d’acier et d’argent, de cuivre. Ce sous-marin est un scaphandre. La première Babel sur le rivage n’est plus, en haut de l’image, que sable et dunes, ornières, vent. D’autres Babel se propagent comme des colonies de champignons sur la surface et les crevasses du globe, le temps germe. Des engins en forme de crabe en creusent les douves, les fondations, et s’y enlisent. Des grues, au fur et à mesure qu’elles s’exhaussent, rouillent comme les socs d’autrefois que les charrues nouvelles heurtent, exhument. Parfois tout se fait ombre et aquarium Ardan comme brille et s’éteint l’éclair des enfants de Nadar, lune, cristal. Mais cela s’est vu trop souvent dans les bouges de Londres ou les cafés étincelants de Stockholm. Ce sont des féeries vulgaires. Un clavecin fermé porte une partition de Josquin des Prés. Des habits de scaphandrier sont debout dans un angle de la pièce comme, dans les châteaux à donjon et chemin de ronde, bec fermé, des armures dont on ne sait si elles sont vides ; mais hantées, nids et nœuds de vipères ; on a perdu la clef de ces boîtes à sardines ; un vivant médiéval peut-être s’y décompose encore, s’y évapore. Des algues dansent des valses lentes. Musique de bas-fonds. Métronome ébréché sur le piano noir. Marche funèbre. Des poissons inouïs défilent sous des bannières et s’embusquent, nageoires éteintes, yeux mi-clos, au loin derrière des rochers qui sont eux-mêmes des monstres endormis, séjour des poulpes. Théâtre de la mer. Le capitaine Nemo, vêtu d’une veste à épaulettes, éclairé sur les manches de quelques galons qui ne sont que des reflets, regarde son jeune visiteur. Il fut cet enfant-là, avant d’être envahi de haine, éperonneur universel. Des navires, très loin, s’enfoncent, démembrés, démâtés, dans des remous sans écluses, leurs canons soudain basculant et précédant comme des ancres le tournoiement des cordes et des planches, des canots ; leur chute, leur bronze, les boulets, soulevant des tourbillons d’encre de seiche, un incendie d’écume noire, l’explosion des sables ; et puis tout s’apaise, repose, comme se rendort un dormeur. « Goélettes, goélands, goémons », chantait un vieux marin qui n’est plus que squelette. « Albatros, aube atroce », répondait l’équipage, qui n’est plus qu’osselets, os de seiche – où le canari s’aiguise ; osselets, les joueurs ne sont plus que ces osselets, fin de partie. Corne des steamers dans la brume et voix nocturnes des sirènes… Rimbaud entend le capitaine dire ou penser : « Comme je descendais des Fleuves impossibles… » – « Impassibles. J’ai écrit ‘impassibles’. Une lettre change tout. C’était avant les rinçures… Vers de collège, pour épater Paris. » Mais le poème jusqu’à la fin se déroule, en sourdine, comme un ruban d’orgue de Barbarie – sa forme cassée, et son asthme d’accordéon, de manège, la touffe de laine rouge, hochet, mât de Cocagne, descendant, remontant, vers quoi l’enfant tend la main, « Je ne puis plus, baigné de vos langueurs », – bercé… Pourtant les voici face à face, le jeune homme, le vieil homme, comme dans le cadre d’un miroir, la dorure surannée, assis à une table de whist, tapis vert. Ils n’y jouent pas aux cartes, mais aux dés, et les dés ne sont qu’os, blancs, ou dents de requins, Requiem ; ivoire taillé, cubique. Ils fondent sur la mousse du tapis comme de la neige, et le cornet, le gobelet, en fabrique de nouveaux, comme salive une bouche épileptique. Aucun chiffre sur aucune face. Dés muets, aveugles, morts. Chapelets pour un Dieu qui n’est pas. Hasard pur. Au mur, sur des étagères, l’œuvre de Jules Verne, hauts livres rouges et dorés, comme ceux qu’on offre aux élèves modèles, le jour de la distribution des prix, la veille des moissons. Rimbaud y passe le dos d’un ongle et reconnaît son œuvre. Jules Verne est là, père, oncle. Silencieux, ou son portrait à la mine de plomb ; ou bien une photographie dans un cadre barré d’un crêpe. Il n’est plus de ce monde.



Rimbaud se lève. Il s’ennuie. Le jeu de dés s’était changé en jeu d’échecs et de dominos, où l’os dominait. La partie n’était pas égale. On regrettait la nacre de l’accordéon, son clavier de touches pareil aux boutons délicats d’un chemisier. Il s’engage dans un couloir, une coursive. Nemo se tient à la balustrade d’un balcon qui a pris la place d’un hublot. Le mot « baie » est équivoque. Le soleil se reflète et rougeoie dans des vitres absentes.

 

Très loin, dans les déserts, drapeaux, oriflammes, fanfares, orphéons, bugles et fifres, passent des cortèges, un défilé militaire, une marée de notables sous couvre-chefs ; et les vivants et les morts, les blessés décorés d’écharpes rouges, armés de béquilles, vainqueurs et vaincus, s’entremêlent. Un violon conduit la noce. On marchera ainsi le jour du jugement. Les fossoyeurs, pelle et pioche à l’épaule, comme des fusils, et balançant des lanternes rouges, ferment la marche, buvant au goulot en bons ivrognes. Des bouteilles vides gisent sur leurs traces. Plus besoin d’armer de tessons le haut des murs. On entend des vivats et des alléluias. On voit flotter des chasubles. Un troupeau d’empereurs s’égare, chaîne et boulet au pied, mains trop menottées pour qu’ils se grattent, teigneux comme ils sont, forçats, bagnards. Un enfant, sur les épaules de son père, s’écrie : « Bagnards de Bigorre ! » Son père, honteux, le déjuche de ses épaules et le cache à hauteur de bottes. Carnaval, soudain ! L’enfant se faufile à travers jambes et fesses, pets, et se coiffe d’un shako à demi piétiné. Le plumet rouge fait qu’on le prend pour un oiseau échappé d’un zoo, d’un poulailler. Voici le père orphelin. Son fils lui pesait. Le petit crétin se joint à la cavalcade, grimpe sur un char empli d’oranges, s’égosille, jusqu’à ce qu’on l’égorge, tête en bas, vrai poulet, battement d’ailes, éclaboussures. Fin de l’épisode. Rimbaud s’est arrêté devant un tableau de bord comme ceux de la régie dans les théâtres. Des plaques d’émail, blanc et bleu, portent les mots : pestes, insurrections, faillites, guerres, guerre chimique, guerre nucléaire… Il lui suffirait d’abaisser l’une ou d’autre manette. « Ce ne peut être que la fin du monde, en avançant », dit-il au capitaine Nemo. Mais le capitaine a disparu. Disparu, faut-il entendre : « mort » ? Capitaine fantôme d’un vaisseau fantôme, et le navire sous-marin devenu récif, récit, écueil, cercueil. Plus personne dans ce cagibi de tôle, cette casemate boulonnée, blindée. Les vents de la mer glissent comme des rideaux devant la fenêtre ouverte. Rimbaud s’éloigne. Le navire, en partie, s’encastre ou s’enfonce dans les entrailles rocheuses d’une île ou d’un continent. Il s’enlise et se vautre dans la vase. Il s’y endort et sombre comme l’Atlantide, l’échiquier disjoint de ses rues, la ville d’Ys, ses dômes, ses églises, ses bornes où pour dormir s’adossaient les mendiants, les sibylles. On ne trouve son chemin qu’en palpant les parois dont les creux et les reliefs sont une écriture ; en quelle langue, quelle parole d’avant le déluge ? perdue. Comment me suis-je retrouvé dans ce cratère d’Éthiopie, rouge, écarlate, cramoisi, fond de gueules, couleur d’ouïes, où des marchands de thé, et leurs caravanes, ne voient pas que je suis naufragé et que je les appelle. Pas une main pour me secourir et que je me relève, revive ? Réveillé, je transcris ce rêve. Il me semble qu’en isolant certaines lettres, en les encerclant d’un anneau rouge comme on fait à la foire, en traçant leurs constellations latentes, je connaîtrais le secret de ma vie, mon secret. Où trouver cette clef du livre de bord, cet anneau, ce chiffre ? Dans la poche du capitaine. Mais cela suffirait-il ? Je m’endors. Sommeil désert.

 

Au réveil, le jour étant indéniable, je transcris ce rêve, ce naufrage, sans espoir de passer outre : de « trouver la clef ». Je le rêve à nouveau, comme on relit un livre, comme on retravaille une page, qu’on pourrait aussi bien jeter à la corbeille. Le rêve est une peinture immatérielle, une page non écrite, une buée sur la vitre. Les mots sont une matière immatérielle. La sirène du mercredi me rappelle le temps de la guerre et les bombardements, la cave où nous attendons, parfois toute la nuit, assis sur des sacs de pommes de terre, dans cette odeur-là, la fin de l’alerte, ou la torpille, l’écroulement, le feu. Si une bombe éventre l’épicerie et son luxe, crève les sacs de sucre et de cacao, nous aurons moins faim la semaine prochaine. Peut-être, la fin de l’alerte sonnée, irons-nous voir la maison fendue des voisins, le papier peint déchiré sur les murs, quelques casseroles encore suspendues, un lit pendant hors de la chambre comme une jambe hors du lit quand il fait chaud ; ou bien toute brûlée, cendre et suie, poutres carbonisées, par une bombe incendiaire. Parfois nous trouvons certaines de ces bombes, intactes, dans les décombres : petites et jolies bombes à ailettes : pour se visser dans la nuit, à travers les pinceaux des projecteurs, sirènes muettes.

 

Cette sirène, à ceux qui sont beaucoup plus jeunes que moi, ne dit que l’heure de midi et le premier mercredi du mois : le mercredi qui jadis était un jeudi ; sa fin fut celle d’une semaine de Cocagne, ainsi meurent les dictons. Cette sirène des vents, cette girouette sonore, ne sert même pas d’horloge parlante, celle qui nasillait à la radio, suivie des quatre gouttes de l’instant ; elle ne sert plus à remettre notre montre à l’heure : le quartz est invariable. La guerre future viendra comme la fin du monde. Même la sirène des alertes serait détruite avant le premier son, le premier cri. Tout sera mort sans agonie. C’est ainsi que j’ai appris par téléphone qu’on avait retrouvé dans le métro mon portefeuille dont je ne savais pas encore qu’on me l’avait volé. Mais l’habitude est prise d’avertir les gens d’aller à des abris qui ne sont plus et d’entretenir les mécanismes et les voix de l’épouvante, comme on dégaine un sabre afin qu’il ne se rouille. Il faut qu’à des instants précis la ville hulule et meugle. Nous recevons l’éclat d’étoiles mortes à l’orée du monde.


Ceux qui se sont croisés dans l’épave ne m’ont pas vu.

 

Claude-Henri Rocquet

Août 2014

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