Chronique. Mémoire
Çà & là, la chronique de Claude-Henri Rocquet |
Nous révérons la mémoire. Nous éprouvons la terreur de sa perte. Eliade note dans son journal ce rêve d’un couple, le dernier couple humain, deux vieillards, qui peu à peu perd tout souvenir de tout, comme on s’enlise, comme on disparaît ; et l’on dirait une pièce ou un rêve de Ionesco, ou de Becket. Fin du monde, fin de partie, fin de vie, enlisement comme celui du soleil dans la mer. Eliade songeait-il à la fin du monde, à sa propre mort, à la hantise de perdre la mémoire comme il avait écrit un roman où s’embrase et tombe en cendre une immense bibliothèque ? ce qu’il faillit connaître par la rencontre d’une pipe mal éteinte et d’un dossier, d’une feuille, dans une corbeille, à Chicago, à l’Université de Chicago, où il enseignait. Songeait-il à la fragilité de la culture roumaine ?
Notre présent, notre avenir se dessèche et s’anéantit sans la grâce de la mémoire. La fin du monde commence par l’abandon du poème récité par cœur. Les feuilles vives de la langue tombent et s’éparpillent. Autant en emporte le vent, le vent sans mémoire. Ce sont amis que vent emporte et il ventait devant ma porte. De vent ma porte. Salut à Rutebeuf, père de Villon ! Et à cet autre poète, fils français de Dante, Lanza, Lanza del Vasto, « J’ai ma maison dans le vent sans mémoire », Lanza que j’ai longtemps connu, et qui un jour me salua, me présenta, à des amis italiens, des jeunes gens venus le voir et l’entendre à la Borie-Noble, au bord du Larzac, dans les Cévennes, lieu de la communauté de l’Arche, par ces mots : « Un vecchio vecchio amico » ; c’était comme s’il m’eût couronné, revêtu de son manteau comme Élie le fit pour Élisée. Salut testamentaire, héritage. Ai-je pensé à lui, cette année, le lendemain de la Toussaint ? La liste de mes amis passés au-delà est maintenant si longue ; et je ne la tiens que de mémoire. Et puis, dans ma mémoire, ils vivent, comme déjà je me sens proche du lieu où ils m’attendent. Une vieille amie russe, orthodoxe, Hélène, quand j’étais un jeune orthodoxe, et que je lui demandais ce qu’était pour elle le joyau de l’orthodoxie, m’a répondu par ce que lui avait dit son frère : « C’est penser chaque jour à ceux que nous avons connus vivants. » Je ne prie guère pour les morts, je sais qu’ils sont à jamais guéris, sauvés. Ils sont dans la lumière, ou vont vers elle, où nous nous reverrons, tels que nous fûmes, tout autres que nous fûmes. Mais je leur demande, sinon parfois leur pardon, du moins, pour moi qui traverse encore le fleuve, leur prière, leur main vers moi, leur regard. Quand j’étais au seuil de l’Église orthodoxe, parmi ce qui a résonné en moi, m’a retourné comme un soc retourne une terre abandonnée, il y eut ce chant, beau et grave à pleurer : « Mémoire éternelle… »
Les œuvres que nous admirons le plus sont pour nous liées à la mémoire, parce que la mémoire est leur substance, leur essence, leur inspiration, leur sens, et parce qu’elles sont mémorables. Certaines parties de notre mémoire personnelle nous sont insupportables et nous voudrions les brûler et les noyer, les dissiper dans l’oubli, le néant. Heureux oubli, baume, sommeil, miséricorde ; sommeil sans réveil sur l’horreur, le supplice ! « Macbeth a tué le sommeil » entend crier Macbeth. Et cette tache de sang sur la main de Lady Macbeth, dans la nuit, ce coup qui retentit à la porte comme une cloche infernale de bronze. La forêt verte s’anime comme un poulpe et change en cadavres les criminels. Le rideau rouge sang est un suaire. Le théâtre du globe suinte la sanie, la charogne. Éteins-toi, éteins-toi, brève et trop lente chandelle ! Qu’une chapelle de ténèbres émigre vers d’autres gisements, par d’autres bourrasques, comme le voudront les trois sorcières, les Parques, les fées malignes, ces nues aux faces édentées. Les crânes creux et leurs coupoles disaient au banquet des anciens :
« Souviens-toi, poussière ! Memento mori. Yorick baise la bouche au goût de larmes de son ami qui lui voit les os, et pleure, et se souvient de leurs rires quand ils buvaient et rêvaient à l’amour. Les vers s’en vont vers d’autres couches, des morts plus frais. Une croix de cendre sur les fronts pieux. Rameaux de Pâques devenus cendre sur la peau et l’os du dessus des yeux, qui ne verront pas longtemps le jour et les étoiles. Souviens que tu meurs. Mais souviens-toi surtout de vivre, toi qui vis, passant. Jette sur nous une fleur bientôt sèche, et passe, chantournant en esprit ton épitaphe, la brève chanson de ta vie. Tu vas comme un somnambule. Tu dors debout. Tu as rêvé ton existence. Tu n’as pas brisé la coquille qui t’enclôt. Souviens-toi que tu es. Écoute, Hamlet, ce que te dit ton ami qui n’est plus qu’os entre tes mains glaiseuses, au lieu de lui souffler au creux des narines creuses ta plainte et son haut poème. Memento ! Memento mori. Dies irae ! Dies irae ! » Le bruit des osselets se mêle aux rires et aux jeux d’enfance. Qu’importe le chiffre et le hasard ? Le dé est d’os.
Nos souvenirs épars, fuligineux, sont comme la limaille que sous une feuille un aimant compose avec un art de géomètre. C’est ainsi que je voudrais que le livre de ma vie s’écrive. Notre vie elle-même est-elle un ordre, un cristal, qu’une poussière voile ? Écrire comme on se souvient, comme on rêve, comme on écoute une parole presque inaudible, inouïe, c’est s’avancer dans un champ magnétique.
Claude-Henri Rocquet
Novembre 2014
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