La chronique de l'écrivain et poète Claude-Henri Rocquet.

Chronique. Mémoire


Çà & là, la chronique de Claude-Henri Rocquet | 


Nous avons de la révérence pour la mémoire. Les mots croisés ou fléchés parfois nous rappellent ou enseignent aux plus jeunes, s’ils sont cruciverbistes ou verbifléchistes, mais j’en doute, l’ardoise magique de leurs tablettes et de leurs écrans leur en tient lieu, que les anciens voyaient en elle la mère des muses, la mère des arts ; mais qui donc en était le père ? Si je l’ai su, je l’ai oublié. Jupiter, sans doute. Et Apollon faisait tourner la ronde et menait le cortège des filles. Dionysos les guettait comme un faune. Il attendait son heure, l’instant, couvrant de sang l’herbe haute comme on écrase une grappe dans sa bouche. Nos calendriers mémoriels et nos « devoirs de mémoire », comme on dirait « devoirs de vacances », s’entrecroisent et le temps n’est plus qu’un écheveau échevelé. Hier, on célébrait et on mimait le Débarquement sur les plages de Normandie, on se déguisait en résistants et en conducteurs de jeep comme d’autres fois en grognards de Waterloo ou de la Berezina, en Jemnapes, en Valmy, en Buffalo Bill et en Astérix. L’histoire et la piété se carnavalisent, se feuilletonnisent. Aujourd’hui, on rejoue les tranchées, l’abominable boucherie. Pétain n’est plus seulement celui que nous avons connu, mais le fusilleur pour l’exemple : sa première infamie. On emmène une classe faire le chemin d’une tranchée à une butte que les poilus devaient reprendre, quelques centaines de mètres, mais des jours pour les franchir, des morts et des morts, dans la boue ; une petite sotte rit, sur la butte, voyant son camarade trébucher sous le poids du sac sous lequel les soldats montaient à l’assaut. N’emmenez pas les enfants en classe de charniers. Ils ont la tête ailleurs. Ou ils se protègent. Ils ne prennent la mine de circonstance que pour la caméra et le reportage que verront leurs familles. Plutôt : qu’ils lisent, qu’ils s’instruisent. Sur l’écran, dans notre mémoire, les guerres sont palimpseste. Cependant qu’à cinq cent millions de kilomètres, parti de chez nous voici dix ans, une sorte de dé à coudre, laboratoire minuscule, insecte et boîte, nullement anthropomorphe, se pose, avec ce curieux nom grec, Philae, sur une comète de forme malgracieuse : à cette fontaine, comme on poserait les lèvres, nous saurons et goûterons peut-être le secret de notre origine sidérale. Nous nous en souviendrons comme on regarde la morte lune, morte fontaine, et toutes les étoiles, toutes les poussières de l’univers. Cette poussière est la première brique de notre planète : on y lira peut-être la naissance de la vie. Poussière séminale. Mais on célèbre en même temps la chute du mur de Berlin. Comme pour mémoire. Images d’archives. Je n’éprouve pas la joie que j’éprouvais il y a vingt-cinq ans, à peine le souvenir de cette joie, de cette surprise qui semblait au-delà du mur nous annoncer un monde tout nouveau. Mais qui l’éprouve ? L’Allemagne, la grande Allemagne n’est plus notre ennemie, mais est-elle notre amie ? J’aime les petites Allemagnes. J’aime Heidelberg, Tübingen, la Souabe, le Neckar, où vivent nos amis Thomas et Christiane. Il y a vingt-cinq ans Thomas Vogel était chanteur et musicien. Nous nous étions
connus à Narbonne où il était lecteur d’allemand. Il est maintenant romancier. Il nous a un jour ouvert la porte de la maison de Hölderlin comme s’il frappait à son propre carreau. Nous sommes montés jusqu’à la chambre, vide, où le poète vécut ses années d’égarement, dans l’amitié du menuisier Zimmer et de sa famille. C’était l’automne, déjà. Nous avons regardé vers le jardin, ses sentiers, le long du Neckar où reposaient de fines et longues barques d’étudiants. Le cœur de Hölderlin battait dans cette chambre et dans le nôtre. Je me souvenais que cet immense poète obscur et malheureux avait traversé à pied la France pour venir à Bordeaux. Je l’ignorais quand j’habitais cours de l’Intendance. J’avais à peine lu quelques vers de Hölderlin. Peut-être un jour l’Allemagne et la France seront-elles une espèce d’Europe à elles seules. On renouera avec le temps de Charlemagne et de ses fils. Notre pensée et notre cœur est aujourd’hui en Ukraine. En Ukraine, en Russie ?

 

Nous révérons la mémoire. Nous éprouvons la terreur de sa perte. Eliade note dans son journal ce rêve d’un couple, le dernier couple humain, deux vieillards, qui peu à peu perd tout souvenir de tout, comme on s’enlise, comme on disparaît ; et l’on dirait une pièce ou un rêve de Ionesco, ou de Becket. Fin du monde, fin de partie, fin de vie, enlisement comme celui du soleil dans la mer. Eliade songeait-il à la fin du monde, à sa propre mort, à la hantise de perdre la mémoire comme il avait écrit un roman où s’embrase et tombe en cendre une immense bibliothèque ? ce qu’il faillit connaître par la rencontre d’une pipe mal éteinte et d’un dossier, d’une feuille, dans une corbeille, à Chicago, à l’Université de Chicago, où il enseignait. Songeait-il à la fragilité de la culture roumaine ?

 

Notre présent, notre avenir se dessèche et s’anéantit sans la grâce de la mémoire. La fin du monde commence par l’abandon du poème récité par cœur. Les feuilles vives de la langue tombent et s’éparpillent. Autant en emporte le vent, le vent sans mémoire. Ce sont amis que vent emporte et il ventait devant ma porte. De vent ma porte. Salut à Rutebeuf, père de Villon ! Et à cet autre poète, fils français de Dante, Lanza, Lanza del Vasto, « J’ai ma maison dans le vent sans mémoire », Lanza que j’ai longtemps connu, et qui un jour me salua, me présenta, à des amis italiens, des jeunes gens venus le voir et l’entendre à la Borie-Noble, au bord du Larzac, dans les Cévennes, lieu de la communauté de l’Arche, par ces mots : « Un vecchio vecchio amico » ; c’était comme s’il m’eût couronné, revêtu de son manteau comme Élie le fit pour Élisée. Salut testamentaire, héritage. Ai-je pensé à lui, cette année, le lendemain de la Toussaint ? La liste de mes amis passés au-delà est maintenant si longue ; et je ne la tiens que de mémoire. Et puis, dans ma mémoire, ils vivent, comme déjà je me sens proche du lieu où ils m’attendent. Une vieille amie russe, orthodoxe, Hélène, quand j’étais un jeune orthodoxe, et que je lui demandais ce qu’était pour elle le joyau de l’orthodoxie, m’a répondu par ce que lui avait dit son frère : « C’est penser chaque jour à ceux que nous avons connus vivants. » Je ne prie guère pour les morts, je sais qu’ils sont à jamais guéris, sauvés. Ils sont dans la lumière, ou vont vers elle, où nous nous reverrons, tels que nous fûmes, tout autres que nous fûmes. Mais je leur demande, sinon parfois leur pardon, du moins, pour moi qui traverse encore le fleuve, leur prière, leur main vers moi, leur regard. Quand j’étais au seuil de l’Église orthodoxe, parmi ce qui a résonné en moi, m’a retourné comme un soc retourne une terre abandonnée, il y eut ce chant, beau et grave à pleurer : « Mémoire éternelle… »

 

Les œuvres que nous admirons le plus sont pour nous liées à la mémoire, parce que la mémoire est leur substance, leur essence, leur inspiration, leur sens, et parce qu’elles sont mémorables. Certaines parties de notre mémoire personnelle nous sont insupportables et nous voudrions les brûler et les noyer, les dissiper dans l’oubli, le néant. Heureux oubli, baume, sommeil, miséricorde ; sommeil sans réveil sur l’horreur, le supplice ! « Macbeth a tué le sommeil » entend crier Macbeth. Et cette tache de sang sur la main de Lady Macbeth, dans la nuit, ce coup qui retentit à la porte comme une cloche infernale de bronze. La forêt verte s’anime comme un poulpe et change en cadavres les criminels. Le rideau rouge sang est un suaire. Le théâtre du globe suinte la sanie, la charogne. Éteins-toi, éteins-toi, brève et trop lente chandelle ! Qu’une chapelle de ténèbres émigre vers d’autres gisements, par d’autres bourrasques, comme le voudront les trois sorcières, les Parques, les fées malignes, ces nues aux faces édentées. Les crânes creux et leurs coupoles disaient au banquet des anciens :

« Souviens-toi, poussière ! Memento mori. Yorick baise la bouche au goût de larmes de son ami qui lui voit les os, et pleure, et se souvient de leurs rires quand ils buvaient et rêvaient à l’amour. Les vers s’en vont vers d’autres couches, des morts plus frais. Une croix de cendre sur les fronts pieux. Rameaux de Pâques devenus cendre sur la peau et l’os du dessus des yeux, qui ne verront pas longtemps le jour et les étoiles. Souviens que tu meurs. Mais souviens-toi surtout de vivre, toi qui vis, passant. Jette sur nous une fleur bientôt sèche, et passe, chantournant en esprit ton épitaphe, la brève chanson de ta vie. Tu vas comme un somnambule. Tu dors debout. Tu as rêvé ton existence. Tu n’as pas brisé la coquille qui t’enclôt. Souviens-toi que tu es. Écoute, Hamlet, ce que te dit ton ami qui n’est plus qu’os entre tes mains glaiseuses, au lieu de lui souffler au creux des narines creuses ta plainte et son haut poème. Memento ! Memento mori. Dies irae ! Dies irae ! » Le bruit des osselets se mêle aux rires et aux jeux d’enfance. Qu’importe le chiffre et le hasard ? Le dé est d’os.

 

Nos souvenirs épars, fuligineux, sont comme la limaille que sous une feuille un aimant compose avec un art de géomètre. C’est ainsi que je voudrais que le livre de ma vie s’écrive. Notre vie elle-même est-elle un ordre, un cristal, qu’une poussière voile ? Écrire comme on se souvient, comme on rêve, comme on écoute une parole presque inaudible, inouïe, c’est s’avancer dans un champ magnétique.

 

Claude-Henri Rocquet

Novembre 2014

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