Nous
avons de la révérence pour la mémoire. Les mots croisés ou fléchés parfois nous
rappellent ou enseignent aux plus jeunes, s’ils sont cruciverbistes ou
verbifléchistes, mais j’en doute, l’ardoise magique de leurs tablettes et de
leurs écrans leur en tient lieu, que les anciens voyaient en elle la mère des
muses, la mère des arts ; mais qui donc en était le père ? Si je l’ai
su, je l’ai oublié. Jupiter, sans doute. Et Apollon faisait tourner la ronde et
menait le cortège des filles. Dionysos les guettait comme un faune. Il
attendait son heure, l’instant, couvrant de sang l’herbe haute comme on écrase
une grappe dans sa bouche. Nos calendriers mémoriels et nos « devoirs de
mémoire », comme on dirait « devoirs de vacances »,
s’entrecroisent et le temps n’est plus qu’un écheveau échevelé. Hier, on
célébrait et on mimait le Débarquement sur les plages de Normandie, on se
déguisait en résistants et en conducteurs de jeep comme d’autres fois en
grognards de Waterloo ou de la Berezina, en Jemnapes, en Valmy, en Buffalo Bill
et en Astérix. L’histoire et la piété se carnavalisent, se feuilletonnisent.
Aujourd’hui, on rejoue les tranchées, l’abominable boucherie. Pétain n’est plus
seulement celui que nous avons connu, mais le fusilleur pour l’exemple :
sa première infamie. On emmène une classe faire le chemin d’une tranchée à une
butte que les poilus devaient reprendre, quelques centaines de mètres, mais des
jours pour les franchir, des morts et des morts, dans la boue ; une petite
sotte rit, sur la butte, voyant son camarade trébucher sous le poids du sac
sous lequel les soldats montaient à l’assaut. N’emmenez pas les enfants en
classe de charniers. Ils ont la tête ailleurs. Ou ils se protègent. Ils ne
prennent la mine de circonstance que pour la caméra et le reportage que verront
leurs familles. Plutôt : qu’ils lisent, qu’ils s’instruisent. Sur l’écran,
dans notre mémoire, les guerres sont palimpseste. Cependant qu’à cinq cent
millions de kilomètres, parti de chez nous voici dix ans, une sorte de dé à
coudre, laboratoire minuscule, insecte et boîte, nullement anthropomorphe, se
pose, avec ce curieux nom grec, Philae, sur une comète de forme
malgracieuse : à cette fontaine, comme on poserait les lèvres, nous
saurons et goûterons peut-être le secret de notre origine sidérale. Nous nous
en souviendrons comme on regarde la morte lune, morte fontaine, et toutes les
étoiles, toutes les poussières de l’univers. Cette poussière est la première
brique de notre planète : on y lira peut-être la naissance de la vie.
Poussière séminale. Mais on célèbre en même temps la chute du mur de Berlin.
Comme pour mémoire. Images d’archives. Je n’éprouve pas la joie que j’éprouvais
il y a vingt-cinq ans, à peine le souvenir de cette joie, de cette surprise qui
semblait au-delà du mur nous annoncer un monde tout nouveau. Mais qui
l’éprouve ? L’Allemagne, la grande Allemagne n’est plus notre ennemie,
mais est-elle notre amie ? J’aime les petites Allemagnes. J’aime
Heidelberg, Tübingen, la Souabe, le Neckar, où vivent nos amis Thomas et
Christiane. Il y a vingt-cinq ans Thomas Vogel était chanteur et musicien. Nous
nous étions connus à Narbonne où il était lecteur d’allemand. Il est maintenant
romancier. Il nous a un jour ouvert la porte de la maison de Hölderlin comme
s’il frappait à son propre carreau. Nous sommes montés jusqu’à la chambre,
vide, où le poète vécut ses années d’égarement, dans l’amitié du menuisier
Zimmer et de sa famille. C’était l’automne, déjà. Nous avons regardé vers le
jardin, ses sentiers, le long du Neckar où reposaient de fines et longues
barques d’étudiants. Le cœur de Hölderlin battait dans cette chambre et dans le
nôtre. Je me souvenais que cet immense poète obscur et malheureux avait
traversé à pied la France pour venir à Bordeaux. Je l’ignorais quand j’habitais
cours de l’Intendance. J’avais à peine lu quelques vers de Hölderlin. Peut-être
un jour l’Allemagne et la France seront-elles une espèce d’Europe à elles
seules. On renouera avec le temps de Charlemagne et de ses fils. Notre pensée
et notre cœur est aujourd’hui en Ukraine. En Ukraine, en Russie ?
Nous
révérons la mémoire. Nous éprouvons la terreur de sa perte. Eliade note dans
son journal ce rêve d’un couple, le dernier couple humain, deux vieillards, qui
peu à peu perd tout souvenir de tout, comme on s’enlise, comme on
disparaît ; et l’on dirait une pièce ou un rêve de Ionesco, ou de Becket.
Fin du monde, fin de partie, fin de vie, enlisement comme celui du soleil dans
la mer. Eliade songeait-il à la fin du monde, à sa propre mort, à la hantise de
perdre la mémoire comme il avait écrit un roman où s’embrase et tombe en cendre
une immense bibliothèque ? ce qu’il faillit connaître par la rencontre
d’une pipe mal éteinte et d’un dossier, d’une feuille, dans une corbeille, à
Chicago, à l’Université de Chicago, où il enseignait. Songeait-il à la
fragilité de la culture roumaine ?
Notre
présent, notre avenir se dessèche et s’anéantit sans la grâce de la mémoire. La
fin du monde commence par l’abandon du poème récité par cœur. Les feuilles
vives de la langue tombent et s’éparpillent. Autant en emporte le vent, le vent
sans mémoire. Ce sont amis que vent emporte et il ventait devant ma porte. De
vent ma porte. Salut à Rutebeuf, père de Villon ! Et à cet autre poète,
fils français de Dante, Lanza, Lanza del Vasto, « J’ai ma maison dans le
vent sans mémoire », Lanza que j’ai longtemps connu, et qui un jour me
salua, me présenta, à des amis italiens, des jeunes gens venus le voir et
l’entendre à la Borie-Noble, au bord du Larzac, dans les Cévennes, lieu de la
communauté de l’Arche, par ces mots : « Un vecchio vecchio amico » ; c’était comme s’il m’eût
couronné, revêtu de son manteau comme Élie le fit pour Élisée. Salut
testamentaire, héritage. Ai-je pensé à lui, cette année, le lendemain de la
Toussaint ? La liste de mes amis passés au-delà est maintenant si longue ;
et je ne la tiens que de mémoire. Et puis, dans ma mémoire, ils vivent, comme
déjà je me sens proche du lieu où ils m’attendent. Une vieille amie russe,
orthodoxe, Hélène, quand j’étais un jeune orthodoxe, et que je lui demandais ce
qu’était pour elle le joyau de l’orthodoxie, m’a répondu par ce que lui avait
dit son frère : « C’est penser chaque jour à ceux que nous avons
connus vivants. » Je ne prie guère pour les morts, je sais qu’ils sont à
jamais guéris, sauvés. Ils sont dans la lumière, ou vont vers elle, où nous
nous reverrons, tels que nous fûmes, tout autres que nous fûmes. Mais je leur
demande, sinon parfois leur pardon, du moins, pour moi qui traverse encore le
fleuve, leur prière, leur main vers moi, leur regard. Quand j’étais au seuil de
l’Église orthodoxe, parmi ce qui a résonné en moi, m’a retourné comme un soc
retourne une terre abandonnée, il y eut ce chant, beau et grave à
pleurer : « Mémoire éternelle… »
Les œuvres
que nous admirons le plus sont pour nous liées à la mémoire, parce que la
mémoire est leur substance, leur essence, leur inspiration, leur sens, et parce
qu’elles sont mémorables. Certaines parties de notre mémoire personnelle nous
sont insupportables et nous voudrions les brûler et les noyer, les dissiper
dans l’oubli, le néant. Heureux oubli, baume, sommeil, miséricorde ;
sommeil sans réveil sur l’horreur, le supplice ! « Macbeth a tué le
sommeil » entend crier Macbeth. Et cette tache de sang sur la main de Lady
Macbeth, dans la nuit, ce coup qui retentit à la porte comme une cloche
infernale de bronze. La forêt verte s’anime comme un poulpe et change en
cadavres les criminels. Le rideau rouge sang est un suaire. Le théâtre du globe
suinte la sanie, la charogne. Éteins-toi, éteins-toi, brève et trop lente
chandelle ! Qu’une chapelle de ténèbres émigre vers d’autres gisements, par
d’autres bourrasques, comme le voudront les trois sorcières, les Parques, les
fées malignes, ces nues aux faces édentées. Les crânes creux et leurs coupoles
disaient au banquet des anciens :
« Souviens-toi, poussière ! Memento mori. Yorick baise la bouche au
goût de larmes de son ami qui lui voit les os, et pleure, et se souvient de
leurs rires quand ils buvaient et rêvaient à l’amour. Les vers s’en vont vers
d’autres couches, des morts plus frais. Une croix de cendre sur les fronts
pieux. Rameaux de Pâques devenus cendre sur la peau et l’os du dessus des yeux,
qui ne verront pas longtemps le jour et les étoiles. Souviens que tu meurs.
Mais souviens-toi surtout de vivre, toi qui vis, passant. Jette sur nous une
fleur bientôt sèche, et passe, chantournant en esprit ton épitaphe, la brève
chanson de ta vie. Tu vas comme un somnambule. Tu dors debout. Tu as rêvé ton
existence. Tu n’as pas brisé la coquille qui t’enclôt. Souviens-toi que tu es.
Écoute, Hamlet, ce que te dit ton ami qui n’est plus qu’os entre tes mains
glaiseuses, au lieu de lui souffler au creux des narines creuses ta plainte et
son haut poème. Memento ! Memento
mori. Dies irae ! Dies irae ! » Le bruit des osselets se
mêle aux rires et aux jeux d’enfance. Qu’importe le chiffre et le hasard ?
Le dé est d’os.
Nos
souvenirs épars, fuligineux, sont comme la limaille que sous une feuille un
aimant compose avec un art de géomètre. C’est ainsi que je voudrais que le
livre de ma vie s’écrive. Notre vie elle-même est-elle un ordre, un cristal,
qu’une poussière voile ? Écrire comme on se souvient, comme on rêve, comme
on écoute une parole presque inaudible, inouïe, c’est s’avancer dans un champ
magnétique.
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