La chronique de l'écrivain et poète Claude-Henri Rocquet.

Chronique. En lisant Julien Gracq (I)


Çà & là, la chronique de Claude-Henri Rocquet | 

 

Je crois avoir lu à peu près toute l’œuvre de Gracq. Elle semble, comme une plaine entre des montagnes lointaines, entre des crêtes neigeuses que la distance fait à l’horizon paraître menues comme des rides et des plis sur un lac, vaste, mais ses pages ne sont pas si nombreuses. La lenteur de la diction, de l’écriture, de la lecture, la rêverie, crée le sentiment de l’étendue. Le pas sans hâte efface toute frontière. Longtemps j’ai tenu un récit inachevé, La Route, pour le joyau de cette œuvre. Gracq, ou l’éditeur, en le publiant avec deux autres récits brefs, mais achevés, sous un seul titre, le présentait comme un fragment ; et le lecteur entrait dans un écrit ne menant nulle part et qui s’arrêtait comme une route sur le vide, le silence. J’étais fasciné par ce chemin, ce paysage, fasciné surtout par ces femmes, vêtues de cuir, chaussées d’épaisses bottes plissant à la cheville, sauvages, douces, nomades, étrangères, souvent à deux ou trois, à cheval, qui rencontraient les voyageurs, venaient vers eux comme des oiseaux vers des navires en haute mer, se donnaient à eux la nuit ; mais toujours, souveraines, choisissant celui dont elles désiraient l’étreinte. Ces femmes étaient pour ces hommes comme d’autres compagnons, elles leur étaient fraternelles. J’étais fasciné par ces rencontres tendres et solitaires, les longues et lourdes chevelures des femmes. Gracq, traducteur de la Penthésilée de Kleist, avait-il songé à des Amazones, des Clorinde ? J’étais, je le suis toujours, charmé par l’écriture de Gracq, sourde, aux couleurs assourdies, par l’entrelacs discret, subtil, de ces sonorités, chez lui proches du violoncelle, qui, plus que la rime, finale, et la symétrie du nombre, la mesure régulière, touche à l’essence de la poésie : parole mélodique, parole harmonique, dont Rimbaud est pour nous l’inventeur. Fasciné ; mais non moins par la conjonction de l’inachèvement du texte, du récit, et de son « sujet », encore indistinct, de son motif : l’évocation d’une route, qui s’interrompt. Mais cet inachèvement, ce suspens soudain, définitif, d’une pensée, d’un souffle, d’une action, cette « route », n’est-ce pas aussi l’image de toute œuvre et de notre vie ? Lire ces pages est se connaître comme en rêve.

 

Mourir en scène, expirer, la plume tombant de la main de l’écrivain, tombant sur le tapis ou le parquet comme une feuille morte, la goutte d’encre tachant la page, le fond de l’encrier s’étant asséché avant qu’on découvre le corps, la phrase suspendue, le dernier point, le point final, ultime, manquant, comme faute d’encre, de force, ou plutôt laissant place au blanc, au silence, le cygne se noyant dans son reflet, son absence, le lac n’étant plus que neige, et bientôt nuit…

 

L’inachèvement étant l’achèvement même, l’échec et le renoncement disant l’essence de l’œuvre ; le corps sculpté dans le bloc brutal et rugueux tirant sa force et son élan du tumulte du marbre dont il s’extirpe ; le constat de l’échec d’une vie étant le sens et la perfection même d’un roman de Flaubert, par quoi Flaubert n’est ni Balzac ni Stendhal, mais « annoncerait » Proust : nous, « modernes », sommes plus sensibles à cette forme de beauté, celle qui s’allie à l’inachèvement, celle que travaille l’échec, qu’à celle de jadis, classique : qu’imite et célèbre Émaux et camées ; il est vrai que Gautier, tenu pour maître par Baudelaire, dit, dans un quatrain ciselé, gravé, parfait, un camée, un émail, que « le buste », ce fragment, ce détail, « survit à la cité » ; ruine future. Et je m’étonne : de ce poème, jamais relu depuis le collège, cette strophe, presque intacte, m’est présente ; de même que ces vers que je ne manque pas de me redire, passant un certain pont : « En passant sur le pont de la Tournelle un soir, Je me suis arrêté quelques instants pour voir Le soleil se coucher derrière Notre-Dame ». C’est Baudelaire, déjà. Mais le poème et la Cité, ici, ont l’un et l’autre survécu, bien que la forme d’une ville change, hélas… Tant de paroles roulent à l’oubli, se dissolvent ; le proverbe, qui est poésie, demeure, incorruptible. La forme et la danse des mots, leur rythme, leur lien, a précédé, pour la mémoire, l’écriture. L’écriture a favorisé la prose, appauvri la mémoire : Platon le dit. Heureux le Japon, la Chine, dont le poème est à la fois dessin, calligraphie. Poésie et peinture ensemble.

 

Aux grandes machines de Rubens, qui souvent sont des chefs-d’œuvre, un triomphe du baroque, l’Escaut répondant à l’Arno, et je pense à la Descente de croix d’Anvers, à telle Adoration des mages, nous sommes enclins à préférer, infiniment, les esquisses, jaillissantes, fulgurantes, giclement de génie, éclaboussure de l’inspiration surgie, geste d’une main que la couleur et le pinceau changent en peinture, et cette peinture prend place d’emblée au sommet de la peinture, de l’art, alors que le geste du peintre n’était peut-être qu’à peine plus que le mouvement de l’esprit quand une idée, comme un oiseau, se pose ou prend vers d’autres ramures son essor. Raphaël ne nous parle plus qu’à travers une vitre, une glace. Le Portrait d’Hélène Fourment nous arrête, longtemps, comme certains Renoir. Et tel lion de Rubens reparaît chez Delacroix. Mais dès que dans un musée j’aperçois une esquisse de Rubens, pure magie, même à certaine distance, je laisse tout pour m’approcher d’elle, jouir d’être soudain parmi ses chars, ses roues, ses dieux, ses déesses, la terre couleur de grappe, le ciel doucement ivre de lumière : pure peinture, peinture pure. Les apprentis et les élèves, l’atelier, mettaient en prose ce qui avait jailli de l’esprit de l’ambassadeur à collerette blanche et velours noir, à chapeau noir, plumes, de gentilhomme ou de marchand, comme la source de poésie sous le sabot de Pégase, jadis, en Grèce ; aujourd’hui même. – Rubens qui répond à Rembrandt comme le Jour à la Nuit, et tous deux phares de Baudelaire. La main de l’un et de l’autre comme celles de l’homme et de Dieu à la Sixtine. Cette main : la main du peintre et du sculpteur, cette parole caressante et créatrice.



Le tremblement nous émeut plus que la maîtrise, qui ne susciterait en nous que l’admiration ? sinon l’ennui…. Le tremblement, le tremblé, l’« admirable tremblement du temps », voire la beauté « convulsive ». Et cette préférence serait le caractère du goût moderne ? Mais Picasso ne tremble pas, comme l’éclair ne tremble pas. Ni Matisse ne tremble, quand il dessine, peint, découpe le papier beau comme les vitraux des cathédrales : et ce sont là, dans la lumière et la blancheur, des formes définitives. Giacometti serait le tremblement même, dans l’art moderne ? Mais le travail, dont la trace est conservée, et qui s’intègre à l’œuvre, lui donnant volume et présence, vibration, n’est pas un tremblement. Apollon, la ligne pure ; Dionysos, le tremblement, la transe… En Picasso, par Picasso, l’un et l’autre en un seul.

(Je place entre parenthèses, mieux vaudrait en marge, comme une annotation, cette note : « Ne pas confondre le tremblement, l’indécision, le repentir, l’inachevé, l’inachèvement, l’esquisse et le travail en cours ; et, en tout cela, ce qui est de l’ordre de l’art et ce qui est de l’ordre de l’accident… Les statues grecques et les tympans gothiques sont inachevés par usure, érosion… Le lisse Brancusi, – en forme de galet, et le rude Rodin, son maître, dont il s’éloigne, la matière pétrie par la main, le pouce, portant pour toujours l’empreinte, non la caresse, le souffle, mais l’étreinte, le heurt, la beauté convulsée, la flamme, le flot musculeux du bronze… Héraclite, Pascal… Le génie de Pascal éclaterait-il à nos yeux, définitif, si Pascal avait à ses liasses, à l’épars, à l’improvisation, donné la forme d’un Traité ?... Ma peinture ou ma sculpture seront la trace de la danse et du combat de l’ange et de Jacob sur la berge et le limon du fleuve, l’affrontement du ciel et de la terre… Vous n’y verrez qu’ornières et je sais l’orgasme de la chair et de l’esprit, du songe… La métamorphose de l’œuvre est faite à la fois de la destruction et de l’accomplissement des formes… » Mais faut-il garder ce début de réflexion ?)

 

Un soir, Cuny venait de me parler de Picasso d’une façon telle que seul le respect que j’avais pour lui me fit garder le silence ; et la stupéfaction, aussi. Un instant plus tard, il faisait l’éloge des derniers dessins de Dubuffet, où je n’étais pas loin de ne voir que du gribouillis ; et non l’esprit d’enfance, sa force élémentaire ; mais de la puérilité, une grimace mimant l’enfant. Cela signifiait-il que Cuny, dans cette espèce de désarroi d’un artiste – Dubuffet en sa vieillesse, était touché, dans le fond de soi, natif, consubstantiel, par le tremblement, le non-savoir ? Il avait donné à sa maison, dans la campagne, le nom de Savon noir. De quelle noirceur natale s’agissait-il de se laver, de se récurer ? Lui, dans son grand âge, traversant à grandes brasses ou robustes roulements d’épaule la baie de Saint-Malo, pays d’enfance. L’anagramme est la clef du titre de sa demeure : « Non savoir ». Cuny, non moins chinois, peut-être, que Claudel. Dans son film L’Annonce faite à Marie, inspiré par la pièce, je me souviens, image fugace, incongrue, sur la cheminée d’une ferme, la ferme d’Anne Vercors, d’un chat en porcelaine hochant la patte pour appeler le bonheur comme on souhaite la bienvenue. Et Cuny prenait plaisir à dire que s’il écrivait un roman, il l’intitulerait : L’amour m’habite.

 

Je ne me suis pas demandé si l’inachèvement de cette Route était une forme volontaire, un parti, déguisée en accident. Ce fragment, à l’évidence, était le fait d’une défaillance, d’une faille, ou, pour mieux dire, de l’absence soudaine et de la désertion de l’ange guidant la main de l’écrivain, cessant de la guider, l’abandonnant : comme il en va de ces rêves dont ne nous saurons jamais la fin parce qu’une porte ou un volet a battu dans la cour. Et Gracq, plutôt que de le condamner au cercueil d’un tiroir, au feu, à la cendre, en avait fait le volet d’une trilogie, contribuant à son équilibre par son inachèvement même.

 

Je retrouve ces pages, je retrouve La Route, dans un roman, Les Terres du couchant, dont l’éditeur dit que Gracq l’avait laissé au fond d’une malle, dans un état qu’on peut tenir pour définitif, et qu’on vient de découvrir ; bien que le manuscrit, semble-t-il, se trouvât depuis quelque temps à la Bibliothèque nationale. Le roman est proche du Rivage des Syrtes et d’Un Balcon en forêt. Gracq a-t-il renoncé à le publier pour ne pas sembler s’imiter ? A-t-il renoncé à ce qui précède et suit les pages publiées sous le titre La Route pour conserver à ce texte sa singularité, sa force, aérolithe, météore, diamant de ténèbre, perle dans la coquille d’un abîme, don d’un poème tel que celui qu‘en rêve écrivit Coleridge visitant le palais de Kubla Khan ? Mais il aurait suffi d’ôter du roman ces pages ; elles ne sont pas nécessaires à l’intrigue… À l’énigme de l’interruption du texte s’ajoute celle d’un manuscrit ni détruit ni publié. Mais jusques à quel point l’auteur d’une œuvre, inachevée ou non – s’il en est juge – a-t-il le droit d’en disposer ? Rouault était-il le propriétaire, légal, moral, des cent toiles qu’il reprit à son marchand pour les brûler? Elles nous manquent ; elles nous font défaut. Qui reprocherait à Bonnard d’ajouter une touche à l’une de ses peintures gardée, mal gardée, dans un musée ? Ajouter est aussi altérer, détruire. L’auteur d’un livre en est moins le maître qu’il n’est le scribe, le serviteur, le copiste de ce qui grâce à lui, à travers lui, est venu au monde, s’est proposé à l’humanité. Hugo lègue le moindre papier, le moindre mot, qu’on trouvera de lui, à la Bibliothèque nationale. Il n’est pas le propriétaire de son œuvre, il ne se reconnaît pas le droit d’anéantir même ce qui n’est pas de l’ordre de l’œuvre, et qui pourrait desservir sa mémoire. Humilité, détachement de soi et de sa gloire, et non pas orgueil, vanité, fétichisme de la moindre esquisse parce qu’« elle est de moi », sinon « moi-même » devenu ce monument d’encre, de papier. « Brûlez, je le veux, et je crois que vous respecterez ma volonté comme celle d’un mort, brûlez tous les vers que je fus assez sot pour vous donner ». Des poèmes de Rimbaud auraient disparu dans une cheminée de Douai si leur dépositaire y avait consenti. L’œuvre de Kafka serait devenue cendre et fumée, néant. Qui respecte aujourd’hui la volonté des morts, leur paix, leur désir d’oubli ? On exhume les cadavres pour recherche de paternité ; obscénité judiciaire ; volonté charognarde de savoir, d’hériter. Lévi-Strauss, il me semble, dans Tristes Tropiques, dit que nos rapports avec les morts révèlent nos rapports avec les vivants. Pensée que je n’ai jamais été certain de comprendre parfaitement. Quel temps faut-il pour que le culte laisse place à l’archéologie, au microscope, et pour que la momie ne soit plus que parchemin, document ? Pourrait-on, dans la pensée de Lévi-Strauss, remplacer les « morts » par les « animaux », les « vivants ? Cela nous conduirait à nous interroger sur ce que nous tenons pour « chose » et ce que nous tenons pour « personne » ; mais qu’est-ce qu’une personne si l’on ne l’on ne suppose en elle, en moi-même, l’horizon infini d’une personne, divine, la Personne qui est l’âme du monde ? Alors tout – le monde – n’est qu’une machine absurde et vaine. Et « l’œuvre d’art », quelle est sa place entre la personne et la chose, entre la personne mortelle, temporelle, et le mystère de la Personne ?

 

Peut-être la vraie vie d’un écrivain est-elle de remplacer le sentiment de se muer en œuvre par l’effacement de son moi ordinaire et le service de ce qui peut alors advenir, s’accomplir, – venu de quel monde, de quelle conscience qui se tient bien au-delà de l’inconscient personnel, humain ? « JE est un autre. » C’est dans cette orientation, cet esprit, qu’il faudrait relire la Lettre du voyant. Reste à l’écrivain une exigence, subalterne ; une exigence de métier. Mais l’essentiel est donné, reçu.

 

Les Terres du couchant est proche du Rivage des Syrtes par le thème : un royaume, la guerre ; proche d’Un balcon en forêt par ce sentiment, constant chez Gracq, que nous vivons notre existence comme en rêve, que le réel est un rêve, un songe. En quoi Gracq se relie au romantisme allemand et au surréalisme. Mais si son œuvre ne peut être dite fantastique ni même « métaphysique », c’est que Gracq, comme aucun autre écrivain de notre temps, sans doute, unit le sentiment d’une irréalité essentielle, l’« onirisme », et le réalisme de toute chose évoquée au cours du récit, et par des mots précis, des termes de science, géographique, historique, ou de métier. Le mot rayonne ainsi autant qu’il définit la chose même. La métaphore non seulement conjoint les termes du réel entre eux, les apparente, joue de leur accord nouveau ou de leur discordance, de leur éloignement et de leur rapprochement, de la virginité de cette rencontre, de ce lien, de cet éclair traversant et mêlant les colonnes des registres du monde, les règnes du réel, mais elle conjoint le réel et l’imaginaire, la chose saisissable par les sens et celle qui n’apparaît qu’aux yeux de l’esprit. Il faudrait ici pour approcher cette contradiction essentielle à l’œuvre, citer la phrase où Breton contemple la coïncidentia oppositorum : par quoi Gracq serait « surréaliste ». Mais tout le livre qu’il a consacré à Breton est à lire et relire. Je me souviens, imparfaitement sans doute, de cette phrase : « Le surréalisme est l’ombre portée d’un dieu à venir. » C’est là, sur le surréalisme, ses blasphèmes, sa mélancolie, son amour fou de l’amour fou, son fol amour dans les ténèbres, ce surréel qui dit et récuse le surnaturel, sur le surréalisme, c’est-à-dire une partie éminente de notre culture, un regard définitif. (Je retrouve la phrase où Gracq évoque le « noir » du surréalisme. Il ne parle pas d’un « dieu » mais d’une « religion », de « l’approche d’une religion » : « On en vient à se demander si la soif de sacrilège du surréalisme se nourrit bien de ce qu’il a devant lui, et non plutôt de ce vient derrière »…

 

On pourrait évoquer aussi, pour concevoir cette contradiction, penser au « fantastique réel » exploré, pratiqué, par Franz Hellens ; et à ce « surréalisme », de Delvaux à Magritte, d’Ensor à Knopff, Spilliaert, qui n’est que de Belgique. Cela nous mènerait aux voies diverses de la peinture « surréaliste », de Masson à Tanguy, de l’écriture automatique du pinceau à la photographie du rêve, et à celle de Chirico, « métaphysique », à ces places d’ombre et de soleil, de jour et de nuit, d’arcades, de galeries couvertes, de passages, où résonne le pas de nul passant, de présence insensible et de solitude, d’arcades italiennes, ocre rouge, à ces mannequins fantômes et fantasmes de l’enfance, spectres immobiles entre l’atelier de mode et le champ de bataille, figures entoilées d’un manège, cibles de quintaine, femmes décapitées et abrégées, bustes, comme sont les pièces du jeu d’échecs, à ces chevaux pétris et formés du marbre de l’écume de la vague et de leur bouche et sortant de la mer comme Vénus apparue dans la valve et la vulve d’une coquille née d’un sperme divin… Rues, places, demeures, palais de théâtre, qui pourraient être, à l’heure nocturne de midi, celles du Désert des Tartares, que Gracq n’avait pas lu lorsqu’il composait Le Rivage des Syrtes. Existe-t-il des lieux qu’un écrivain, un peintre, tient pour imaginaires, inventés et puisés en ses propres rêves, et qui sont réels, d’une autre réalité que la réalité quotidienne, immédiate ? Ces visions, ces messages, déjouant l’opposition et la frontière du réel et de l’imaginaire. Défaisant ou retournant toute la toile de notre représentation du monde.

 

Daumal et ses amis se donnaient rendez-vous en dormant, passée la porte du sommeil, dans telle ville de Nerval ; au matin ils s’écrivaient, lettre à la poste, son cachet faisant foi, le récit de leurs découvertes et de leur vie dans cette ville : ils avaient vu les mêmes choses. Inconscient collectif, osmose d’esprits, preuve ou prescience de l’existence d’un monde qui n’est accessible qu’au songe, mundus imaginalis ?... Et cela nous mènerait aussi devant la peinture du Roi Cophetua, chez Gracq.

 

La peinture est un autre rêve. Telle peinture qu’imagine un écrivain fut peut-être rêvée, sinon peinte, en réalité, par un peintre, dans le secret de son atelier, dans son atelier secret : son esprit, son âme. Peut-être que les défunts n’agissent pas seulement sur leurs successeurs par leurs œuvres ; peut-être nous dictent-ils parfois ce qui leur est un fardeau sur le chemin qui est le leur comme il sera le nôtre.

 

Romancier, narrateur, Gracq l’est, de toute évidence, mais ce n’est pas l’action et son déroulement, ses suspens, qui m’attirent, me retiennent : il se pourrait que la fiction soit chez lui le prétexte d’autre chose. Cet écrivain dont nous ne connaissons aucun vers, qui n’en écrivit peut-être que dans son adolescence, est un poète, – nous ne dirons même pas un « poète en prose ». Il l’est par la force du sentiment, des images et de l’imaginaire, et, plus encore, par l’écriture, le verbe. Si ses romans peuvent être tenus pour de vastes poèmes en prose – en quoi il serait proche de Lautréamont, à qui il consacra un essai, premier écrit que je lus de lui quand j’ai découvert Les Chants de Maldoror –, certaines de ses pages sont de purs poèmes. Et le poète qui est son maître secret est Rimbaud. J’eus cette certitude dès que j’ouvris Liberté grande.

Une autre de ses sources est Chateaubriand : « Nous lui devons presque tout », écrivit Gracq. Nerval ? C’est évident. Il est une histoire des œuvres : sources, antécédents, précurseurs… – cela compte moins que leur géographie, qui est une géographie spirituelle. Lire – mais aussi regarder, entendre… – est voyager dans un pays, un continent.

 

Je ne sais si quelqu’un a jamais songé à rapprocher Le Rivage des Syrtes et Un balcon en forêt de La Peste ou de L’Étranger. Si Les Terres du couchant – de l’occident – paraissait aujourd’hui sous le nom d’un auteur inconnu, nous ne le lirions pas dans la lumière du Rivage des Syrtes ou d’Un balcon en forêt. Nous verrions dans cette peinture d’un royaume assiégé qui somnole l’évocation voilée de notre temps ; et jusques en certains détails. C’est le propre des grandes œuvres d’être à la fois actuelles et intemporelles. C’est le propre des mythes.

 

Claude-Henri Rocquet

(Janvier 2015)

© Photos : Louis Monier

 

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