La chronique de l'écrivain et poète Claude-Henri Rocquet.

Chronique. Entre les pages (2)


Çà & là, la chronique de Claude-Henri Rocquet | 


Où aurait lieu le repas de la famille Duchamp ? À Rouen, peut-être, dans une maison voisine du magasin de mode où Monet avait reçu la permission de se tenir, malgré les essayages de lingerie, devant la fenêtre, et n’en détournant pas le regard, pour peindre la nuageuse cathédrale ? Ou bien dans quelque auberge de la campagne normande où l’on quittera la table, en fin d’après-midi, pour pêcher à la ligne le gardon, le goujon, l’anguille, le brochet, la tanche ? Dans une ferme à colombage au bord de la Seine ? Il faudrait prendre garde à ne pas imiter de trop près Flaubert, ses comices, ses carrioles, la blouse bleue des marchands de bestiaux, leur bâton noueux. Mais la Normandie de mon enfance, à Saint-Lô, était-elle très différente de celle de Madame Bovary ? Si j’écrivais le roman biographique des frères Duchamp, je revivrais ce pays, ces années. J’entendrais cet accent avec lequel on disait, au marché comme ruisselant de beurre : « Heulon ! Ma p’tite dame ! » Je reverrais près de la Vire l’auberge où les crêpes étaient de sarrasin et de confiture ; alors que dans le Nord elles sont au sucre et de froment.

 

J’ai eu la chance d’accompagner André Jolivet, avec son fils Pierre-Alain, chez Joseph Kosma. Il habitait au bord de la Seine, dont une prairie le séparait, une maison lumineuse et la pièce principale, ouverte sur le pré et sur le gris bleu de l’eau, était en partie entourée d’une mezzanine, d’une galerie à balustrade de bois, ajourée. Parfois passait un remorqueur, un bateau, une péniche, une barque. J’ai longtemps rêvé d’habiter une maison dont les vitres reflètent la Seine coulant, presque immobile, comme un ruisseau au bas d’un jardin. Je me souviens de la maison de Kosma, de ce paysage, plus que de Kosma, homme affable, courtois. J’aimais et j’admirais pourtant les chansons et les poèmes de Prévert et Kosma. Ils m’étaient familiers depuis les années de collège. Je les admire et les aime beaucoup plus aujourd’hui. L’évocation de Barbara me touche comme si j’étais l’homme qui s’abritait sous un porche, à Brest, et qui a crié son nom ; ou comme si j’avais été le témoin de leur rencontre, à Brest, où il pleuvait sans cesse ce jour-là. J’entends la pelle qui racle les feuilles mortes, qui se ramassent à la pelle, comme les souvenirs et les regrets, aussi. Merveille que cette rencontre du poète et du musicien. Parce qu’il est un poète populaire, enfantin, appris à l’école, chanté, on ne voit pas qu’il est un poète savant, on n’entend pas, dans cette poésie parlée, d’allure naturelle, la présence de vers et de rythmes classiques, le jeu des rimes et des échos tout au long du poème, la pureté des images, leur simplicité…

 

Et cette manière toute personnelle qu’il avait de dire son poème, comme un peu en retrait. Pas la moindre pose en lui. On tient Prévert pour un poète mineur. Mineur, mais avec une lampe solaire au front ! On ne pense pas qu’il a réinventé, coloré, colorié, le surréalisme. Il est un surréaliste d’un surréalisme heureux, populaire, amoureux. Pas de différence chez lui, non plus que chez Aragon, entre le poème et la chanson… De même : la merveille de ses dialogues, au cinéma, sa collaboration avec Carné, non seulement passe presque inaperçue, mais empêche de le reconnaître pour l’un des grands auteurs dramatiques de son temps.

 

Et puis, il y avait Montand, diseur, chanteur, mime, saltimbanque.

 

Je n’avais pas conscience du privilège d’être chez Joseph Kosma, de le voir, de l’entendre. Combien de grâces avons-nous connues et qui ne nous illuminent que bien des années plus tard ? À quelles grâces, aujourd’hui même, sommes-nous indifférents, insensibles ? Mais vouloir les connaître, vouloir toucher la transparence des anges et le temps où il se meuvent, serait forcer la serrure d’une porte qui ne doit s’ouvrir, si elle s’ouvre, que dans bien des années, nous emplissant le cœur d’un regret doux à savourer. Nous revivons alors ce que nous n’avons pas vécu. Je me souviens d’Alain Cuny me parlant de Reverdy et du regret qu’il avait de n’avoir pas alors, trop jeune, pris la mesure de ce qu’était Reverdy, l’un des poètes qu’il plaçait au plus haut, qu’il aimait et admirait le plus. Le soir tombait. Nous arrivions à destination. Je ne lui ai pas demandé de me parler de Reverdy. Son admiration m’étonnait, pourtant.


Ai-je adressé la parole à Kosma ? Ai-je prêté attention à ses propos ? Il est vrai que je n’étais que l’ami du fils de l’invité, musicien célèbre. J’existais à peine. La pelouse devant la maison était une prairie et les bateaux de passage se mêlaient aux vaches entre terre et ciel. Je viens de voir une toile de Bonnard qui est une effusion de verdure, de feuillage, emplissant tout l’espace, ne laissant qu’une éclaircie, un vide, où la peinture immobilise un remorqueur comme s’il avait jeté l’ancre, mais il s’en va vers la mer. Peut-être ne voyait-on la Seine qu’en marchant vers elle à travers l’herbe. Les souvenirs…

 

Les souvenirs sont cors de chasse

Dont meurt le bruit parmi le vent

Passons passons puisque tout passe 

Je me retournerai souvent

 

Apollinaire est le plus mélancolique des poètes. Lui, qui célébra la modernité, évoqua la ville moderne, comme Cendrars ; mais les automobiles avaient l’air déjà d’être anciennes ; et les deux poètes étaient alors tout proches l’un de l’autre, frères, au seuil du siècle, enfants de la Tour Eiffel et de la Grande Roue. Mais où serait la mélancolie de Cendrars, sa nostalgie ? Il part pour Moscou ; là-bas se lève le grand Christ rouge de la révolution russe. Il vivra Pâques à New York. Apollinaire, mélancolique, guetteur mélancolique. Et comme se vouant à la seule saison couleur de mélancolie ; l’automne. « J’ai cueilli ce brin de bruyère L’automne est morte souviens-t’en Nous ne nous verrons plus sur terre Odeur du temps brin de bruyère Et souviens-toi que je t’attends » Qui parle ainsi, quel amant, quelle jeune femme, à la chevelure rousse comme un soleil qui s’éteint ? et qui déjà n’est plus de ce monde.

Ce n’est pas seulement le décor de l’automne, sa demi-brume, qui dit la mélancolie d’Apollinaire, c’est sa voix, le timbre de sa voix, sa poésie. À l’un, Cendrars, le lyrisme du futur ; à l’autre, malgré le goût de la chose moderne, le triomphe de la mélancolie, la mélodie toujours en mineur. De quelle blessure profonde, de quelle nuit secrète, de quel chagrin naissait-elle en lui, cette mélancolie, son charme ? C’est elle qui parmi les poètes modernes fait qu’Apollinaire m’est le plus cher, le plus proche. Pourtant, ses amis ont évoqué son rire, jovial, son esprit de farce comme les interludes en romain, cocasses, burlesques, les cosaques Zaporogues, qui campent çà et là dans la coulée italique de la Chanson du Mal-Aimé ; et les photos le montrent riant, rieur.

Une parole d’Afrique, souvent citée, dit que lorsque meurt un vieillard, c’est une bibliothèque qui tombe en cendre. Cendrars avait coutume d’annoncer, du même auteur, nombreux, des livres dont seul peut-être le titre avait surgi, et qui tous ne survivraient que par le titre. Dans l’Anthologie nègre, il annonce, « en préparation », trente-trois ouvrages. Pourquoi trente-trois ? Hommage au ternaire, à la Trinité ? Âge du Christ ? Les médecins de cette époque faisaient-ils réciter cette neuvaine à leurs patients quand ils les auscultaient, l’oreille posée sur un linge ?

 

Bibliothèque imaginaire. Cendrars était peut-être de ces écrivains qui au-delà de ce qu’ils ont écrit, publié, entrevoient tout ce qu’ils pourront encore écrire, tout ce qu’ils pourraient écrire, et qu’ils n’écriront pas. Il se promène en songe dans cette bibliothèque dont il est seul lecteur. « C’est trop beau ! trop ! Gardons notre silence. » Tolstoï, dans une gare russe que j’imagine au milieu de la neige, et où il s’est arrêté, malade, pour fuir comme hors du monde, va bientôt mourir. Il ne sait rien des télégraphes qui l’annoncent à toute la planète. Il se croit seul comme a pu l’être le pèlerin russe qu’il évoque dans ses souvenirs d’enfance. Sa main se déplace sur le drap, il écrit. Des mots, et entre eux, çà et là, il met la ponctuation : des virgules, des points. Mais non le point final. – Dernières paroles de Tolstoï écrites sur la page du drap, du linceul. Bonnard, alité, qui bientôt va mourir, demande qu’on retouche pour lui, ou qu’on lui tienne la main pour le faire, sa dernière toile, un amandier en fleur. Au pied de l’arbre, au bas de la toile, le vert est trop vert. Il faut l’éclairer, l’illuminer, d’un peu de jaune, d’une parcelle d’or. Il eut un jour ce geste, cette retouche, dans un musée, tirant de sa poche un matériel furtif, tandis que Vuillard distrayait le gardien, pour donner à l’une de ses toiles la couleur, la lumière, qui lui manquait. Bergotte peintre.

 

Claude-Henri Rocquet

2 juin 2015

 

P.-S. Les mystères de la bicyclette jaune. J’avais évoqué dans une chronique (Aux arènes de Lutèce, octobre 2014) une bicyclette, cassée, fixée à l’un des murs de la rue des Arènes. Le lendemain, elle avait disparu. Ne subsistaient que les ailes noires et les mots, peints 

au pochoir, qui l’avaient entourée. Levant les yeux vers le haut d’une façade proche de Jussieu et de son disque de béton percé d’une fontaine, morne jaillissement, œuvre urbaine sans grâce, nous revoyons, au milieu de mêmes inscriptions, à l’angle de la rue des Boulangers, la bicyclette scellée au mur. Vélo d’adulte, cette fois, et jaune. Concassé, tordu. Qui persiste ainsi, et qui est l’auteur de cette sculpture murale, ready made accidenté, Violon d’Arman, César ? Peut-être un art nouveau d’embellir clandestinement la rue est-il en train de naître. « Ride in peace ». Ce sont les mêmes initiales que celles de Requiescat in pace.

J’espère que le propriétaire de la façade ou l’autorité municipale laisseront se rouiller tranquillement cette chose ou cette œuvre, offerte au vent et à la pluie.

 

> Lire la première partie de la chronique de Claude-Henri Rocquet

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