La Mécanique du rire — Autobiographie d’un génie comique : Buster Keaton

Rien que pour ses yeux


Les surréalistes considéraient Buster Keaton comme un génie comique plus grand que Chaplin. Mais les surréalistes, disait Mauriac, ont toujours été du côté de la destruction. Et il y a, de fait, quelque chose de fondamentalement délétère dans les mémoires de Buster, réédités aujourd’hui sous le titre la Mécanique du rire.


Sous les atours de la nouveauté se cachent parfois de vieilles choses. L’ouvrage que proposent aujourd’hui les éditions Capricci sous le titre la Mécanique du rire n’est rien d’autre que la réédition des mémoires de Buster Keaton (le mécano de la « General », « l’homme qui ne rit jamais ») déjà parus il y a trente ans en France sous le titre Slapstick. Le texte lui-même n’a pas changé — on y retrouve les mêmes fautes d’orthographe —, les seules modifications notables étant la suppression, très regrettable, d’une filmographie complète de Keaton et l’adjonction d’une préface de Jean Douchet — plus préoccupé, à vrai dire, par les querelles internes des Cahiers que par l’œuvre de Keaton — et de quelques notes de bas de page, malheureusement bien trop rares.


Trop rares, oui, parce que ces mémoires fourmillent d’anecdotes qui étaient sans doute savoureuses il y a un demi-siècle (l’édition américaine originale date de 1960), mais qui, alors même qu’elles devraient être « révélatrices », ont surtout aujourd’hui pour effet d’exclure le lecteur, tant elles sont remplies de références enfouies dans les oubliettes de l’histoire. Lorsqu’il compare son travail  à celui de Chaplin, nous savons de quoi Keaton parle, même si ses démonstrations ne sont pas toujours convaincantes. Mais lorsqu’il cite les comiques Snub Pollard ou Larry Semon, de tels noms disent-ils quoi que ce soit à des non-spécialistes ? Il y a belle lurette que la télévision, malgré la prolifération des chaînes, ne se fatigue plus à faire l’éducation cinéphilique des jeunes gens et à programmer des émissions du type Histoires sans paroles. Évidemment, comme Keaton n’est pas Proust, personne ne prendra la peine d’adjoindre un véritable apparat critique à ses souvenirs. Et c’est pourquoi la lecture d’un très grand nombre de ces pages est souvent frustrante, sinon assommante.


Pourrait être passionnant, par exemple, le chapitre intitulé « le Jour où le rire s’arrêta », dans lequel Keaton prend la défense de Roscoe Arbuckle, dit « Fatty », acteur comique injustement accusé d’avoir violé une starlette hollywoodienne lors d’une party et d’avoir entraîné sa mort. Seulement, pour qui ne connaît pas les détails de l’affaire, ce témoignage peut apparaître comme un geste uniquement déterminé par l’amitié qui liait les deux hommes (beaucoup de gens croient d’ailleurs, aujourd’hui encore, de bonne foi, que Fatty Arbuckle était coupable, alors même qu’il fut totalement blanchi, avec en prime les excuses du jury, au terme de trois procès). Et donc, si l’on veut avoir une idée précise et juste des mœurs hollywoodiennes et des trahisons qui étaient monnaie courante dans la grande usine à rêves, il conviendra de consulter Wikipedia (version anglaise de préférence) à l’article Arbuckle.


Reste bien sûr, même si elles ne sont pas aussi fournies que le nouveau titre (et le sous-titre, Autobiographie d’un génie comique) voudrait nous le faire croire, les réflexions de Buster Keaton sur son art et sur sa vis comica. On en retiendra au moins deux. La première est que, contrairement à ce qu’on pourrait imaginer, puisqu’il commença sa carrière comme acrobate de foire alors qu’il était encore littéralement dans les langes (et Buster signifie d’ailleurs « casse-cou »), il ne s’est jamais considéré comme un véritable acrobate. Il faut une certaine maladresse pour faire rire ; il faut que dans la mécanique reste une part de vivant. L’acrobate qui accomplit des figures d’une géométrie parfaite suscite l’admiration, mais il ne saurait amuser. L’autre réflexion de Keaton — et qui rejoint certaines analyses de Pagnol dans les préfaces de ses pièces — porte sur ce qui fait le succès d’un film comique. La qualité d’un film comique ne se mesure pas à la quantité de ses gags, mais à la manière dont ils s’inscrivent dans une véritable histoire. Keaton explique que les films de Larry Semon, espèce de Valentin le Désossé à bretelles, faisaient rire deux fois plus le public que ceux de Chaplin ou que les siens, mais, à peine sorti de la salle, ce public avait oublié tout ce qu’il venait de voir. On a tort, à ce sujet, de citer uniquement, lorsqu’on évoque Bergson, la formule « du mécanique plaqué sur du vivant ». Il y a aussi dans le Rire la formule « du mécanique dans du vivant », qui est peut-être plus parlante.


Mais Keaton a-t-il su toujours mettre à profit cette seconde réflexion ? On sait que l’avènement du parlant lui fut fatal, et si l’on se souvient avec émotion de ses apparitions dans Boulevard du Crépuscule de Billy Wilder ou dans les Feux de la rampe de Chaplin, c’est parce que, d’une certaine manière, il jouait là son propre rôle — celui d’un has been. La filmographie de Keaton inclut un certain nombre de films parlants, dont au moins un tourné en France, mais lui-même, la plupart du temps, ne prend pas la peine de citer leur titre. Pénibles, poignantes, mais aussi agaçantes sont les cinquante dernières pages de ces mémoires, dans lesquelles est consignée cette « descente aux Enfers ». Keaton ne cache rien, mais son système de défense n’est guère convaincant. En gros, il savait qu’on l’obligeait à tourner des choses sans intérêt, et il faisait tout son possible pour rectifier le tir, mais on ne voulait pas l’écouter — on l’obligeait à tourner ces bêtises. Et sans doute faut-il le croire lorsqu’il raconte comment un réalisateur tyranneau à qui il suggérait de déplacer légèrement la caméra pour éviter une ombre disgracieuse lui répondit en hurlant : « Vous n’allez quand même pas me dire où je dois placer l’appareil ! » Mais il y a probablement, à l’origine de sa chute, une lacune de nature presque métaphysique dans son cinéma, y compris dans ses chefs-d’oeuvre tels que le Navigator, Steamboat Bill Jr. ou Fiancées en folie. Comme le souligne Jean Douchet dans sa préface, le comique de Keaton est le plus souvent d’ordre quasi-cosmique. Son personnage est un individu lambda en proie au déchaînement des éléments : tempêtes, vents, espace, foules… Bref, le cinéma de Keaton est un cinéma fondé sur des situations et certaines séquences de poursuites, par exemple, portent la marque d’un génie véritable. Nul ne peut oublier cette façade d’immeuble qui se rabat tout entière sur Keaton et qui ne l’écrase pas parce qu’il a la chance de se trouver exactement sur la trajectoire du cadre d’une fenêtre, et non sur celle du mur qui l’entoure. Nul ne peut oublier la manière dont, ailleurs, il échappe aux Indiens en construisant au fur et à mesure, avec des lattes posées sur deux câbles, un pont au-dessus d’un précipice. Mais qui pourrait dire pourquoi il se retrouve dans de pareilles circonstances ? Le système Keaton, qui plaisait tant aux surréalistes, fait merveille dans le Mécano de la « General » quand il s’agit de dénoncer l’absurdité d’une catastrophe telle que la guerre, mais il marche moins bien quand il s’agit de construire une histoire. On se souvient sans difficulté de la ligne directrice de la Ruée vers l’or, du Cirque ou des Lumières de la ville de Chaplin ; on a plus de mal à dégager une logique dans les films de Keaton, et c’est peut-être pourquoi la transition a été impossible pour lui quand le cinéma est devenu parlant, autrement dit quand il est devenu logos.


Mais il y a, bien sûr, le regard de Keaton, négation permanente de son apparente impassibilité. Nul n’a su mieux que lui parler avec ses yeux.

 

FAL

 

Buster Keaton & Charles Samuel, La Mécanique du rire — Autobiographie d’un génie comique, traduit de l’anglais (États-Unis) par Michel Lebrun, Capricci, avril 2014, 22 €

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