Seyhmus Dagtekin, le dernier résistant-poète ?

Si Pierre Desproges se targuait d’être un artiste dégagé, Seyhmus Dagtekin est un écrivain, un poète engagé – à défaut d’être militant. Né au français à l’âge de 22 ans, débarquant à Paris en 1987 au plus fort de la révolte kurde qui voit la Turquie placer sous état d’exception onze provinces (doux euphémisme pour justifier une politique de la terreur qui nie le droit à tout un peuple d’exister : si la Palestine n’est plus un « gros mot » pourchassé par les sionistes, le Kurdistan, lui, a toutes les peines du monde à s’incarner), le jeune homme embrasse très vite la littérature. Premier recueil de poésie en 1997et dès 1999, il reçoit le Prix International de Poésie Francophone Yvan Goll qui sera suivi par beaucoup d’autres – plus un premier roman, en 2004, lui aussi salué par la Mention spécial du Prix des Cinq continents de la francophonie

Pour se construire, se reconstruire après son départ d’Ankara où il se destinait à une carrière dans l’audiovisuel, Seyhmus Dagtekin créa de la musique avec des mots, édifia des citadelles d’images et de papier, composa des poèmes avec des sons, dessina des livres avec de l’eau, bâti des tableaux avec du feu, celui de sa colère, de son amour, de son obstination ; petit frère de Camus, il ne baissera jamais les bras face à l’arrogance du système unipolaire que l’Occident impose au reste du monde…

Seyhmus Dagtekin lutte avec ses armes, creusant un sillon efficace qui fédère et ébranle l’Empire, fourmi parmi les fourmis qui grignotent chaque jour l’infâme modèle imposé par l’entertainment pour offrir une échappatoire aux lecteurs. Et si la langue était une terrasse qui prolongeait le visage / Pour qu’un chat pousse sur la tête du chameau / Et que tu ne puisses rien voir de face. Opposé à plus fort, il plie mais ne rompt point, biaisant sur le fil du rasoir dans une fuite qu’Henri Laborit n’aurait pas renié (plus que Deleuze, n’en déplaise à l’auteur –  sic) ! 

 

« Dans ce monde de la réalité, il est possible de jouer jusqu’au bord de la rupture avec le groupe dominant, et de fuir en établissant des relations avec d’autres groupes si nécessaires, et en gardant intacte sa gratification imaginaire, la seule qui soit essentielle et hors d’atteinte des groupes sociaux. »

Henri Laborit (Éloge de la fuite, Robert Laffont, 1976, p.15)

 

Poète avant tout, poète au-dessus de tout, il est l’enivré de la goutte qui poursuit tes traces / Et submerge le mot / Pierre qui assèche l’eau / Pour que tout retrouve ta forme première / Alors que se forge loin de [lui] une chaîne qui entravera [leur] saut / Ne verra pas le dernier jour / N’accueillera pas le dernier mot / Arrimé à ce point blanc du dire et du vivre. Il est, il n’est… poète, il brandit son manifeste à la face du monde en étendard libertaire qui flotte malgré vents et marées, car « l’œuvre d’art n’est pas un instrument de communication, l’œuvre d’art n’a rien à faire avec la communication, l’œuvre d’art ne contient strictement pas la moindre information ; en revanche il y a une affinité fondamentale entre l’œuvre d’art et l’acte de résistance », (Gilles Deleuze : Conférence donnée le 17 mars 1987 à la FEMIS dans le cadre des « mardis de la Fondation » à voir sur Youtube : « Qu’est-ce que l’acte de création ? »), Seyhmus Dagtekin développe donc « cette force de résistance […] que chacun doit opposer à l’oppression. […] Pour qu’un rapport d’amour puisse remplacer le rapport de mépris et de force qui continue de régir notre présent », précise-t-il en incipit de son dernier recueil écrit en résidence à la Maison de la poésie de Rennes.

La messe est dite, entrons dans le vif du sujet.

 


 

Les jours disent ce que j’avais à dire

Que je le veuille ou non

Ne pas stagner, ne pas s’aigrir

S’aider de ses coudes

De ses torches, de ses lames

De ses haut-le-cœur

Le pire du pire

Avant que les chats n’envahissent la ville

Comme autant de griffes, comme autant de pièges

Entre cimes et racines

 

Il peut sembler facile de déplier la carte de la comparaison, cela favorise les raccourcis – évite les redites tout en se paraphrasant, l’air de rien – mais parfois il n’est pas de meilleur reflet que le miroir de la vérité. Lire Seyhmus Dagtekin libère une ancienne musique endormie depuis août 2008, celle du poète Mahmoud Darwich qui œuvra à la reconnaissance de la culture palestinienne. Tous deux empruntent d’autres chemins que l’affrontement : tout en déposant les armes physiques (le pot de terre ne gagne pas contre le pot de fer), ils instaurent un espace de réflexion d’autant plus puissant qu’il est immatériel, d’autant plus fort qu’il est éternel (la justice n’a que faire des années). Seuls les mots conduisent l’âme vers une spiritualité qu’aucune doxa politique ne vaincra, jamais ! Le soleil brûle sur un même point du nord et du sud / Avant de ricocher sur les sons / Et devenir oubli

Tous deux honorent leur mère : Darwich avec le célèbre À ma mère écrit en prison (J’ai la nostalgie du pain de ma mère, / Du café de ma mère / Des caresses de ma mère [...] Et l’enfant grandit en moi / Jour après jour [...] Attache-moi / Avec une mèche de tes cheveux / Un fil qui pend à l’ourlet de ta robe... Et je serai, peut-être un dieu / Si j’effleurais ton cœur ! ) et Dagtekin avec un long poème-hommage dans la troisième partie du livre (Mais que vais-je faire de la tête de maman qui vient se poster comme la bouche de l’infini devant ma cage / Sans fixer de limite à ma perte / Alors que je ne sais dans quel mot te contenir) ; après les exceptionnelles Élégies pour ma mère (2013).

Tous deux savent combien le poème peut tout exprimer dans l’absence de l’évidence dès lors que la main qui l’habille parvient à le protéger de cette pluie acide faite d’éphémère, de conjoncturel et d’immédiateté pour l’ancrer sur le nuage des paroles passagères où l’alibi – palestinien comme kurde – n’a plus lieu d’être : l’immunité annihile le dehors de la portée du son puisque le père du peuple a lu le poème et y a tout trouvé

 

Ainsi dans l’arbre à paroles que Seyhmus Dagtekin, gardien de la mémoire, arrose chaque jour d’un vers ici d’un vers là, poussent des branches suffisamment solides pour accueillir pénélope / Un oiseau dyslexique / Qui d’un même mouvement s’enterre et s’envole… le poète a, aussi, le droit ne pas être consensuel. Concentration, aveuglement, exagération, Seyhmus Dagtekin restera sans doute sans tombeau puisque les mers astiqueront [ses] ongles / Avec leurs dents / Et rempliront [les] blancs / De leurs pensées… mais il demeure libre dans la prison de l’eau évaporée.

Quid de ces kurdes ballottés par l’histoire qui ne mérite plus son H majuscule tant elle persiste à nier l’évidence ? Seul le poète a encore la patience d’attendre que la roue tourne quand la limace qui n’était que l’imminence / De sa trace se permet d’occulter le paysage officiel avec un mot qui se joue des bris de verre qui tomberont sur la parole ! Oui, comment, sans le mot, vaincre la solitude des limites ? Seyhmus Dagtekin sait que les absents ne reviendront pas, même si leur présence est palpable, or le retour, et ce pays à bâtir, semblent n’avoir plus ni visage ni songe

 

Poésie de la matière aussi, du jeu des formes dans la page, de la ponctuation en détail crucial du sens invoqué, de cette fenêtre entrouverte sur un possible ailleurs. Le poète imagine ce qui pourrait/devrait advenir si seulement il n’était pas qu’une carcasse de mot qui ne refera plus surface. Faute de rêves possibles dans ce monde impossible, il plonge dans une eau glacée d’où, seule, Elle parviendra à le sauver, et encore : car le but ultime demeure de libérer le peuple total qui aura une faim d’avance sur le rêve

Poète troyen, lui aussi, Seyhmus Dagtekin est en retard d’une guerre ou en avance d’une utopie, mais le poète n’est-il pas un visionnaire, un oracle, un prophète ? Il sait que les siècles d’oubli se paieront un jour l’autre, et qu’elle sera très chère cette minute passée au soleil / Dans la géographie des absents

 

Même si on ne peut rien mesurer par un temps

Qui ne prolonge que l’absence

Et te rapproche de ma folie

 

Le poète se méfie, il est le soupir de l’eau, bien malin celui qui le prendra en défaut de conscience car un platane à l’envers n’est jamais le gage d’une parole à l’endroit : maxime qui devrait orner toute façade de chaque ministère. Or, nous le savons, le cynisme est désormais la facture publique dont chaque citoyen doit s’acquitter dès lors qu’il écoute un tribun. La politique kurde serait-elle, à l’instar de la palestinienne, l’un des noms du destin, comme le rappelait Mahmoud Darwich dans un entretien à Télérama (18 octobre 2000) ? Il plane en cette poésie une force humaine qui requiert toute notre attention, une force surnaturelle qui fait se soulever les montagnes (n’oubliez pas ces sublimes femmes kurdes qui défendent leurs villages face aux hordes de salafistes !) et donne un élan magistral à sa lecture. Plus qu’une chaleur au ventre et une peau hérissée, cette poésie politique, au sens platonicien, ravive ce sens à donner à nos vies qui nous échappe depuis si longtemps ; même si la réalité rattrape parfois le poète quand une de [s]es jambes sortira de l’océan / [S]es têtes n’auront pas de berceau / Pas de seins où murir [s]es regards / Pas de sang où noyer [s]a mort… Lui aussi, apatride en quelque sorte, se questionne : Si je dis terre, aurai-je la jaunisse ?

En miroir de Darwich qui refusait de s’excuserPour notre patrie, butin de guerre, / le droit de mourir consumée d’amour, Seyhmus Dagtekin a aussi le droit de porter son arme – pour qu’une balle devienne boule / De pain / Dans une bouche / Affamée – tant que la langue est translucide, tant que tous n’auront pas leur goutte d’eau ni une maison dans la neige. Il faut agiter les surfaces, brouiller les fonds, couper les barbelés, semer le trouble dans le hurlement silencieux qui produit des moutons. Alors que nous devrions être une meute de loups en chasse…

 

Il faut lire Seyhmus Dagtekin, d’urgence !

 

Parfois la chair ne remplit pas ce qui lui incombe

Elle n’est que fonction de sa variété dans la tombe

Parfois la chair n’est que gouffre de son manque

Et veut être à la fin un mélange de voix et de vol

Qui ne cesse de glisser vers la vérité de sa fin

 

François Xavier

 

Seyhmus Dagtekin, À l’ouest des ombres, Le Castor Astral, mai 2016, 120 p. – 10,00



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