Un quinze août à Paris : le manuel anti-dépression de Céline Curiol

Pour Fernando Pessoa, elle se nomme l’intranquilité.

Sujet délicat et trop souvent chassé d’un revers de main dans l’omerta hypocrite de celui qui ne veut pas prendre le risque : on ne sait jamais, c’est peut-être contagieux, cette mélancolie qui ne serait, finalement, qu’un trop grand penchant à s’apitoyer sur son sort. Elle/il s’en sortira bien tout(e) seul(e), quand elle/il fera l’effort de. Hé bien non ! Justement non, tout seul on n’y arrive pas… Céline Curiol, qui nous avait ébloui par les essences d’À vue de nez (2013) qui suivait L'Ardeur des pierres, revient sur la maladie qui la frappa en 2009. Un récit décapant où elle ose paraître nue dans le simple appareillage neuronal de son âme endommagée. Elle nous livre son parcours, ses réflexions, ses solutions dans le noble dessein de déposer dans le grand manuel du Bon Secours une aide authentique à destination de celles et ceux qui en auraient besoin.

 

Pour Donald Winnicott, elle est une réévaluation intérieure de l’être.

 

Selon l’OMS, d’ici quelques décennies, ce sera bien LA maladie qui tuera le plus de monde, nouvelle preuve irréfutable que nos sociétés modernes sont aux antipodes de nos attentes, mais le CAC40 n’en a cure, donc nos gouvernants itou, allez donc vous faire pendre ailleurs si vous n’êtes pas satisfaits ; ce que des centaines de milliers de suicidés entreprennent chaque année… Mais le tabou demeure, le sujet dérange, le bien-être ne compte pas face à la courbe du chômage ou au taux de rentabilité.

 

Pour Marguerite Duras, elle se nomme la maladie de la mort.

 

Cette porte de sortie que Céline Curiol rejette, jugeant le suicide un acte égoïste contre lequel je m’insurge – quelques heures de bonnes discutions sont à venir – car je le vois plutôt comme le triomphe final sur le néant de l’objet perdu (Julia Kristeva, Soleil noir), voire la conclusion libertaire d’une vie imposée par l’orgueil de parents pétris de certitudes plus folles les unes que les autres : en se suicidant le sujet dit non et démontre, preuve à l’appui, sa liberté humaine (Stig Dagerman, Notre besoin de consolation est impossible à rassasier). Il s’agit plutôt d’un acte de courage, d’affirmation de contrôle de sa destinée, de sa volonté, au-delà des préjugés et des conventions aliénantes.

 

Pour Charles Baudelaire, elle s’appelle le spleen.

 

Pour tenter de demeurer en l’état, dans le coup comme disent les jeunes mâles sous l’influence d’un trop plein de testostérone, on peut essayer de pratiquer un pessimisme clairvoyant, voir le monde tel qu’il est de façon à essayer d’en faire – et d’y prendre – part. Cela permet d’éviter les déceptions puisque l’on ne s’attend à rien, et donc l’on ne peut qu’être agréablement surpris, une fois sur dix certes, mais c’est toujours ça de capturé à l’ennemie… et de claque donnée au désespoir. Tant que l’esprit se tait dans le monde immobile de ses espoirs, tout se reflète et s’ordonne dans l’unité de sa nostalgie (Albert Camus, Le Mythe de Sisyphe).

 

Pour Rainer Maria Rilke, elle se nomme l’existence en surnombre.

 

Le salut par l’imagination ? Sans doute, certainement même puisque nous en usons tous, à divers degrés, et sans exception – ou presque – nous imaginons, le plus souvent sans le savoir, nous projetant dans un avenir afin de continuer à nous maintenir debout. Le salut dans la constance, la persévérance et la continuité qui importait en tant que procédé (de survie), en tant qu’idée (rassurante), en tant que valeur (morale). Afin de protéger ou rétablir, pour lui-même, cette continuité l’être humain s’est forgé un outil particulier : se raconter des histoires. Cette manière de mettre en perspective un vécu brut offre des armes pour réévaluer la réalité et s’en approprier les termes, et ainsi continuer d’avancer sans flancher. En se racontant une histoire, le sujet devient l’auteur de sa vie, et se donne l’illusion de la contrôler, tout le moins de contenir la dérive…

 

Pour Sylvia Plath, elle se nomme la cloche de verre : là, finalement, où le temps se sera arrêté, cristallisant un acte, à première vue insignifiant, en catalyseur, en déclencheur des pires maux, tornade en désespoir au bord du volcan, fixation des contours, flou général, le compteur est bloqué, le sujet en passe de disparaître. Or, inhérent à l’homme et à sa situation, le temps se vit comme une alliance complexe de continuité et de discontinuités, constant a priori bien que suspendu par instant pour l’être vivant qui s’y déploie. Mais pour la personne en dépression, dont le présent n’est plus assimilé qu’à la perte dont elle pâtit, le temps s’est résolu en se renversant. Un tel renversement est entretenu par l’impression "d’avoir laissé passer le moment opportun", ce moment où ce qui a été perdu "aurait pu" encore être sauvé…

Mais personne ne peut revenir en arrière, et bien souvent la dépression est la suite logique d’un deuil. Etre en deuil c’est être malade, affirme Melanie Klein car c’est affronter, dit-elle, le risque d’un effondrement potentiel de l’univers mental. Le danger, pour celui qui subit une telle perte, est que sa haine se tourne contre la personne elle-même qu’il aimait et qu’il a perdue (Melanie Klein, Deuil et dépression). Perte d’un parent, séparation d’un amant, les troubles cognitifs sont les mêmes, les carences chimiques du savant cocktail biologique qui contrôle nos sentiments identiques : sans l’aide de la pharmacopée, l’accident est inévitable.

 

Pour Russell Banks, elle se nomme la volonté agitée. Quand Pesoa rappelle que s’il pouvait penser, le cœur s’arrêterait. À quoi bon ? conclurait-il si vite que l’éclair de l’infarctus frapperait aussitôt le sujet enfin libéré du poids de la culpabilité. Votre serviteur la nommera lucidité, cette brûlure qui le tance à chaque fois que l’on tente de lui faire prendre des vessies pour des lanternes, c’est vous dire ce qu’il endure par les temps qui courent… Alors, oui, à quoi bon continuer ? Céline Curiol est parvenue au bout du tunnel, arrachant avec ses ongles quelques messages sur les murs en béton qui conduisaient à la sortie, lumière sur lumières dans l’aveuglement des possibles. Enchantement pour d’infimes détails qui forgeront, au fil du temps, ce tout indispensable à ce que la mécanique quantique de notre corps recouvre le sens de la marche. Victoire à la Pyrrhus ?

 

François Xavier

 

NB – les différentes définitions sont extraites du récit de Céline Curiol.

 

Céline Curiol, Un quinze août à Paris – Histoire d’une dépression, Actes Sud, mai 2014, 224 p. – 20,00 €

1 commentaire

demain 18 août, fichtre diable oups... vais-je oser ouvrir ce livre ?