Gabriel Bergounioux, Dominos

À quel genre – dans le sens, bien sûr, de type de texte : c’est qu’il faut se méfier, aujourd’hui, du terme genre – appartient ce livre ? La page de titre ne nous le dit pas. Roman, récit, essai ? Certainement pas. Et pourtant il y a des éléments de ces trois genres dans l’ouvrage. Serait-ce une autobiographie ? Il en a quelques-unes des apparences : le je y est constant. Mais qui est ce je ? L’auteur ? À en croire la « 4e de couverture », il est « professeur de linguistique à l’Université d’Orléans ». Or le je du texte parle souvent d’Orléans, à tous les sens de la préposition de, et évoque souvent des problèmes de linguistique. Plusieurs des personnages mis en scène sont des linguistes, de tout poil, de tout temps : Saussure y pointe parfois le nez. Il va même, page 12, jusqu’à « s’impatienter » quand je s’attarde un peu trop loin du bureau où il travaille sur son œuvre.. D’autres personnages, pas mal d’autres, sont tout autant que Saussure de véritables linguistes, nommés par leurs « vrais » noms. Je ne les cite pas, leur donnant le soin de se trouver ou de ne pas se trouver Mais on sent, enfin je sens, ou plutôt je crois sentir, que cette relation entre l’auteur et le je qui écrit n’a pas tout à fait, ou finit par perdre, l’authenticité qu’elle a, enfin, qu’on lui prête, quand on parle, comme vous et moi, dans le discours ordinaire. C’est que dans le livre de Bergounioux le lien entre le mot je et le personnage qu’il désigne n’a rien de charnel, je dis ça, on l’a compris, de façon pleinement laudative.


On n’est donc pas dans l’autobiographie, au moins au sens habituel du mot. Remonter dans le passé, parler de fatrasie ? Ce terme, qui n’avait, en son temps, rien de péjoratif, m’a un instant tenté. Mais non, il ne rendrait compte que des apparences. : la succession apparemment aléatoire de segments variés. Variations qui atteignent la date des événements narrés, leur lieu, la tonalité sur laquelle ils sont contés, d’un attendrissement parfaitement exprimé à une ironie à la fois allègre et cruelle.


Alors, quel genre ? L’hésitation persiste. Et pourtant le titre met le lecteur sur une voie. Mais de façon incertaine. Car, on le sait, le terme domino a, au moins, deux sens : celui, d’abord, de « costume de bal masqué ». Il conviendrait bien au je du texte, qui masquerait le « vrai » personnage. Mais ce n’est pas le sens que Bergounioux retient en priorité dans son discours explicite. Écoutons-le : « Mais Domino ? C’est un jeu dont on suit la règle. Chaque phrase, à sa place, prolonge la précédente. L’enchaînement conduit à un nouveau thème, pas tellement prévisible (même pour moi) en sorte qu’à la fin ça parle de quelque chose d’autre d’où part la phrase suivante qui le déporte, comme aux dominos quand le chiffre demandé change presque à chaque tour ».


On l’a compris : c’est cet enchaînement, ce jeu, aléatoire, puisque « conduit par le langage », qui rend compte de la spécificité, au plus haut point remarquable, de ce texte : le basculement constant, de segment en segment, entre « ce qu’on tient pour réel et sa représentation, c’est-à-dire une fiction ». On a compris pourquoi j’ai pu parler d’essai : c’est que le texte offre à tout instant une réflexion, indirecte, mais aiguë, sur ce qu’il en est de la relation entre le réel – enfin, ce qu’on tient pour tel – et la fiction – enfin, ce qu’on appelle comme ça.


J’allais oublier un point important : j’ai passé de longues heures, je n’exagère pas, à essayer de décrypter la « double contrepèterie » livrée au je du texte par un de ses amis, tiens, un linguiste, un de plus : « la philanthropie de l’apprenti charpentier ». J’allais renoncer, quand la lumière m’est venue : elle n’est pas seulement double, la contrepèterie, elle touche toutes les syllabes des deux mots philanthropie et charpentier, ne laissant intact que l’apprenti.


Michel Arrivé


Gabriel Bergounioux, Dominos, Champ vallon, 288 pages,  21 eur




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