Une certaine fatigue, Christian Authier entre deux eaux

La lecture sapparente de plus en plus à la natation. Pour peu que la masse deau soit assez importante on passe, cest bien connu, à travers des zones alternativement glacées ou quasi tièdes. Or les livres ont tendance, je ne sais pas si vous avez remarqué, à se faire toujours plus longs. Si bien quà leur lecture on sexpose de plus en plus souvent à éprouver successivement des impressions autant dire antithétiques. 

Le plaisir quon ressent dabord à lire le roman de Christian Authier sapparente à celui quon prend quand on voit certains films français contemporains. Le cinéma national paraît en effet se vouer à présent de façon presque exclusive à ce quon appelait jadis la comédie douce-amère sur fond de réalisme social. Tout ça avec en général de bons acteurs, bien dirigés, bien filmés, de sorte quon se dit à part soi dans lombre de la salle cette fête de fin dannée, ce dialogue dans la cuisine entre adolescents et parents, cette scène dhôpital, comme cest juste, bien tapé, bien vu. Et alors, songe-t-on aussi, une fois revenue la lumière. On se tient un peu les mêmes propos lorsque entre deux chapitres dUne certaine fatigue on fait une pause. Mais on sattaque vite au chapitre suivant, happé par ce que Barthes nommait "la lecture de plaisir" et quil rattachait, si mes souvenirs sont bons, précisément au réalisme.

Cependant le livre change tout à coup de registre quand on atteint le double virage qui est son vrai point de départ : le narrateur apprend quil a une leucémie et ne vivra pas plus de six mois ("La perspective de ma mort ne me troubla guère"), puis, quelque temps après, que le diagnostic était faux et quil ne meurt plus ("Ma dignité de condamné sétait évanouie, me laissant telle une marionnette sans maître qui attendait quune main se glisse à nouveau en elle pour la ranimer"). Là, ça devient vraiment intéressant. Car ce héros soustrait au tissu de sa propre vie, si conforme au modèle courant, se trouve transplanté dans un espace vierge où toutes les possibilités narratives pourraient se déployer. Mais, second coup de force tout en douceur, Christian Authier résiste fermement à la tentation de lui faire arriver quoi que ce soit. La vague histoire damour qui paraît un temps sesquisser tourne court, et lexistence suspendue du narrateur se poursuit de chambres dhôtel en cafés, de visites au pressing en bains, le tout fortement enfumé et baigné dalcool.

Il est vrai quon aurait pu sy attendre : assez tôt il nous avait nommé ses auteurs préférés, "Flaubert, Fitzgerald et Toulet" plutôt que "Rimbaud, Rilke, Joyce et Bataille". Dun homme qui avoue, fût-ce par personnage interposé, son amour dun auteur aussi délicat et méconnu que Toulet on ne pouvait attendre que de bonnes surprises. Et on nage longtemps avec entrain à travers ces pages dune tiédeur jubilatoire. 

Seulement voilà, le livre est long. Et la température baisse. Car ce nest pas facile de préserver et de faire exister jusquau bout le vide. Sil évite de le combler avec des événements, Christian Authier ne peut pas sempêcher dy déverser, ce qui peut être le pire dans un roman, des discours. Il y a évidemment quelque chose de réjouissant dans les ruminations de ce narrateur misanthrope, dans sa détestation de lhumanité en général et des jeunes en particulier ("mes enfants en pire"), dans son mépris du monde moderne, dans sa façon de prendre systématiquement le contrepied de lopinion courante, daimer les Serbes pendant la guerre de Yougoslavie, davoir horreur des fêtes... Mais on sen lasse. Quand on en arrive à : "une guerre avait lieu, là, devant nous. Elle opposait la morgue dun présent conquérant, sûr de lui et narcissique, à la générosité, la rêverie, la fragilité, la fraternité ", etc., on trouve que ça fait beaucoup. Et puis ce retour final dans le sein de la famille, même sil est teinté dune ironie probable Tout ça pour ça, se murmure-t-on. 

Et on regagne le bord avec regret et en songeant à cette phrase dun des auteurs que le héros dAuthier classait parmi ses favoris : "Livre : toujours trop long". Les idées reçues ne sont pas toujours fausses.

Pierre Ahnne

Christian Authier, Une certaine fatigue, Stock, août 2012, 256 pages, 19,50 euros


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