Christian Bobin : L'apesanteur et la grâce

Christian Bobin ouvre sa cathédrale de papier avec L’homme-joie (publié chez L’Iconoclaste) pour un parcours guidé sur le ton de la confession…

 

« Ecrire, c’est dessiner une porte sur un mur infranchissable, et puis l’ouvrir » écrit Christian Bobin en exergue de son nouveau livre-missive construit en quinze délicates miniatures. Ecrire, serait-ce aussi, parfois, enfoncer des portes ouvertes ou pousser simplement la porte d’un jardin enchanté ? Peut-on faire de la bonne littérature avec de bons sentiments, de belles paroles apaisantes, des images pieuses et quelques petites notes bleues jaillies du toucher de l’encre ?


 Longtemps, Christian Bobin a vécu dans sa ville natale du Creusot (où des parents inspirés le laissent « perdre » son temps…) une féconde paresse de troubadour nonchalant. Pour les happy few, il y a ciselé de belles petites pièces d’orfèvrerie sonnant clair et étrangement juste dans une prose gentiment pastorale lancée dans l’air  du temps comme pour (re)lier tout ce qui dans cette vallée de larmes est séparé – en belles phrases s’allongeant comme une main tendue... L’enfance, la solitude aérée et la quête d’une vérité solitaire sont la matière première de son œuvre – sa respiration même « à la pointe la plus fine du présent ». Quand il s’aventure au seuil des grandes villes, Bobin fait pleurer toutes les jeunes mères seules qui se reconnaissent dans son portrait de cette jeune vierge et son enfant entrevue à la gare de Lyon-Perrache. Avec le Très-Bas (Gallimard, 1992), la chapelle de ses admirateurs s’agrandit, devient une église accueillante pour tous les laissés-pour-compte en quête d’une fraternité perdue. L’orfèvre du Creusot  devient même un auteur dans le vent – celui, déchirant de l’automne, qui emporte feuilles mortes et vanités du jour dans sa sarabande légère. En vérité, c’est un arbre qui parle depuis ses racines, en profondeur avec des phrases simples d’un monde qui étouffe de ses injonctions (acheter, avoir, envier, triompher, écraser, posséder, etc.) la lumière en chaque vivant – et d’un autre qui s’ouvre à chaque battement d’un cœur simple...

 

« Ce bleu en majesté »…

 

Donc, Christian Bobin accède au grand public avec le Très Bas (prix des Deux-Magots et Grand Prix de la littérature catholique 1993), une manière de portrait-méditation de Saint-François d’Assise qui atteint les 80 000 exemplaires dès sa première année de publication. Depuis, le miracle se renouvelle de livre en livre et le solitaire du Creusot est devenu une célébrité sans forcer la voix ni faire de bruit – ses phrases irradient juste un drôle de sourire qui plaît surtout à ces dames :

 « Si mes phrases sourient c’est parce qu’elles sortent du noir. J’ai passé ma vie à lutter contre la persuasive mélancolie. Mon sourire me coûte une fortune. Le bleu du ciel, c’est comme si une pièce d’or tombait de votre poche et qu’en l’écrivant je vous la rendais. Ce bleu en majesté dirait la fin définitive du désespoir et ferait monter les larmes aux yeux. Vous comprenez ? »


Pourvoyeur d’un verbe apaisant et de ce « presque rien » qui soulève le monde, Christian Bobin enchante et berce deux générations de lecteurs depuis Lettre Pourpre (Brandes, 1977). Que cherchent-ils dans son œuvre et qu’y trouvent-ils ? Quelque chose de l’ordre d’un allègement magique, d’un affranchissement de toute la pesanteur et de toute la complexité du monde - ou bien la fécondation de cette part du ciel électrisée, émerveillée et inaliénable qui s’obstinerait en chacun , envers et contre tout ?


Le monde merveilleux de Christian Bobin est peuplé de « morts qui allument les lampes de la vie », de petits oiseaux « aux ailes d’or » qui « fracassent les murailles du monde », de sages « à tête de cheval » broutant « la lumière verte mouillée de pièces d’or », de pauvres humains engagés « sur le sentier de la vie faible » qui titubent « d’une lumière à une autre », « trébuchant dans le noir », contre, tout contre le monde.


Son nouveau livre (le cinquante-cinquième ?) ravive aussi le souvenir de l’Absente, La Plus que vive (Gallimard, 1995) avec il prenait la route d’Autun – il s’agit de Ghislaine, une professeur de lettres rencontrée durant l’automne 1979 et prématurément enlevée à ses proches par une rupture d’anévrisme à 44 ans,.durant l’été 1995. Depuis, Christian Bobin demeure à l’écoute des vivants, écrit ses émerveillements avec rigueur et légèreté – et s’obstine à opposer sa rhétorique de la simplicité à ce qui se défait dans le monde, sous le poids d’une immaîtrisable complexité : « Dieu est là pour ça, pour arrêter l’hémorragie du bleu, la mise aux ténèbres d’un cœur simple, la terreur intime d’être un jour abandonné »…

 

 

 « L’éternel fait un bruit de papier froissé »

 

« Il n’y a jamais eu d’autre énigme que celle du surgissement d’un humain dans sa voix, dans ses mots, dans l’incendie d’un silence ».

La prose poétique de Christian Bobin soulève la vie banale « au-dessus d’elle-même » et l’humain au-dessus de ses harassements, au large de ce monde sur lequel s’abat « une pluie de miracles tristes, dont les prophètes sont des créatures jeunes, lisses, au sourire millimétré » - mais « nous finirons tous en miettes »,  « les paravents de la jeunesse, de la beauté et de la place acquise » tomberont, car enfin « par temps clair on voit jusqu’à Dieu »… Son art littéraire semble la simplicité même : laisser venir, laisser filer la phrase au fil d’une pensée vagabonde qui ne s’interdit pas de se perdre :

« Il y a dans la nature les fragments d’un alphabet ancien, des morceaux de lettres capitales, des ruisselets d’italiques, de grands espacements bleus de silence. Et parfois, par on ne sait quelle grâce, plusieurs lettres s’assemblent, des mots apparaissent avec ce qu’il faut entre eux de silence respirant – une phrase est tracée »…


Depuis trente-six ans, une œuvre-cathédrale a vu le jour, faite d’actes de foi répétés jour après jour et d’exercices d’allègements successifs en minces volumes tombés comme dans une manière de bien commun – une onde de solitude s’est propagée pour rendre possible une communauté fragile de rêveurs empruntant le chemin buissonnier vers la joie : l’écriture n’en sait-elle pas plus long que la mort ? Il suffit de payer pour le savoir : « C’est par distraction que nous n’entrons pas au paradis de notre vivant, uniquement par distraction »…

 

Michel Loetscher


Christian Bobin, L’homme-joie, L’Iconoclaste, août 2012, 188 p., 17 €

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