Le Ministère de la douleur : le syndrome post-traumatique revisité

La guerre. Quel que soit son lieu, quelle que soit son origine, traumatise de la même manière l’être humain, qu’il soit allemand, français, libanais, yougoslave. Ainsi la dernière guerre des Balkans a-t-elle conduit à pousser des centaines de milliers de gens à l’exode, réfugiés dans les pays européens pour la plupart afin de tenter de reprendre conscience, recouvrer ses esprits, se remettre d’un choc.
Ce sera le cas de Tanja, professeure de littérature à l’université d’Amsterdam après avoir fait un crochet par Berlin et laissé partir son amour au Japon ; il voulait mettre le plus de distance entre lui et son ex-pays. Confrontée à des élèves déconstruits, paumés mais en quête d’un lendemain, Tanja va tenter de les ramener à la vie en donnant de drôles de cours qui sont plus des thérapies qu’un enseignement du serbo-croate. Car en chaque être les souvenirs perdurent et la Yougonostalgie sévit chez ces jeunes gens qui semblent rire – jaune – de leur passé, de leur histoire, de leur culture, mais sont en réalité déchirés entre la honte, la haine de ces peuples qui se sont entre-tués et l’envie d’une vie normale tout en sachant que cela risque bien d’être impossible s’ils ne parviennent pas à faire le deuil de la Yougoslavie. 

Comment vivre hors de son pays sans y penser tous les jours, aux siens, sa famille, ses amis, sa maison… Tanja savait qu’elle avançait sur le fil de l’épée et jouait avec le feu. Car toute stimulation de la mémoire équivalait en quelque sorte, à l’instar de son interdiction, à une manipulation du passé. Les dirigeants de [l’ex-Yougoslavie] appuyaient sur la touche delete, et [elle] sur la touche restore. Là-bas, on manipulait des millions de gens… mais ne manipulait-elle pas, elle aussi, ses élèves ?  

Dans une belle langue rythmée et précise, Dubravka Ugrešić dresse un portrait de la situation sans fausse pudeur ; de ses retours au pays à sa crise de panique en centre-ville, des travaux de ses élèves au suicide de l’un d’entre eux, la professeure Tanja – mais on pourrait aussi bien dire psychanalyste, grande sœur ou égérie – tentera de renouer avec le fil de la vie, cet invisible écheveau qui relie les âmes au cosmos et ouvre à la joie ; dessein candide certainement voué à l’échec mais démarche obligatoire pour tenter de s’affranchir des ténèbres du passé qui plombent les jambes. Avancer est aussi un métier, chaque jour un défi, et le courage d’y arriver se puise dans la force des autres unis dans l’entraide. Un livre espoir.   

 

 

Rodolphe 

 

Dubravka Ugresic, Le Ministère de la douleur, traduit du croate par Janine Matillon, coll. "Titres", Christian Bourgois éditeur, octobre 2020, 382 p.-, 9 € 

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