Dublinesca, Ulysse et le reste du monde

Un chef-d’œuvre chasse l’autre : en septembre dernier nous pavoisions tant le plaisir était vif à la lecture de Cette brume insensée ; et voilà que la réédition en poche d’un roman de 2010 nous transporte d’allégresse tout autant que la fois passée ; il faut dire qu’Enrique Vila-Matas fait partie de ces immenses écrivains espagnols qui peuplent nos imaginaires pour toujours dès lors que l’on croise leur route. José Carlos Somoza, Carlos Zanón – qui reprend la suite des aventures de Pépé Carvalho, le plus givré des privés de Barcelone inventé par Manuel Vázquez Montalbán – sans oublier Fernando Aramburu, dont le Patria est une épopée hors du commun…  tous ces écrivains portent en eux un monde imaginaire extraordinaire.

Narrée à la troisième personne du singulier – avec quelques digressions de certains personnages – l’histoire garde ainsi une certaine retenue, une hauteur de vue qui permet au lecteur de plonger, paradoxalement, beaucoup plus profondément dans les déboires du héros. Samuel Riba est un éditeur de talent qui n’aura eu de cesse de courir après l’Écrivain, lançant de jeunes talents qui n’ont rien de mieux à faire que de le quitter pour plus grosse maison dès que le succès pointe son nez ; important d’illustres écrivains – notamment irlandais – mais restant toujours sur une impression d’échec. Son Graal semble inatteignable et comble de malchance, l’ère du numérique alliée à l’hystérie du divertissement viennent sonner le glas de l’ère Gutenberg. Ne reste donc plus qu’à tirer sa révérence.
Or la retraite ne lui convient guère, d’autant qu’il a cessé de boire et de courir les soirées littéraires et passe son temps devant son ordinateur à brasser des idées noires : à l’instar des Japonais, il est devenu un hikikomori, un geek. Sa femme, tout juste convertie au bouddhisme lui suggère de prendre l’air. Ce sera donc Dublin, ville mythique où se déroule LE roman qui le fascine depuis toujours : Ulysse, de Joyce. Ni une ni deux, il convoque ses meilleurs amis pour organiser une visite symbolique et un enterrement de première classe, alliant la vénération de Joyce et la confirmation de la mort du monde du papier… Un enterrement non seulement en l’honneur du monde détruit de l’édition littéraire, mais aussi de celui des vrais écrivains et des lecteurs talentueux, en l’honneur de tout ce dont il a aujourd’hui la nostalgie… et aussi pour fêter ce 16 juin 1904, jour durant lequel se joue toute la trame narrative d’Ulysse, et qui depuis 1954, est célébrée tous les ans à Dublin par les admirateurs ; c’est ce que l’on appelle le Bloomsday.

Roman des origines ou roman de l’essentiel, Enrique Vila-Matas aime toujours autant mélanger l’intrigue à la philosophie de la vie, cette quête de sens qui rend fou tout être doté d’un minimum d’intelligence ; et pousse la majorité à se jeter dans les bras du premier prophète venu, comme si la religion pouvait donner du sens ; elle annihile tout libre arbitre, toute pensée pour asservir seulement. Ainsi, Riba qui n’a ni dieu ni maître, court-il après un fantasme ou cherche-t-il la réponse impossible ? Il découvrait toujours cette évidence que, tout compte fait, la seule chose importante en ce bas-monde, c’est "d’avoir quelque chose à manger, quelque chose à boire et quelqu’un qui vous aime". Vraiment ? Doxa de béotien qui tourne court bien vite dès lors qu’une certaine spiritualité s’invite au débat ; or, si sa femme s’élève vers la pureté de Buddha lui persiste à vouloir s’ancrer dans un réel que seule la littérature parvient à rendre visible pour qui sait lire entre les lignes. Non prostré mais en dormeur éveillé, Riba songe, pense, imagine et... voit des choses des gens, notamment un étrange jeune homme qui semble le suivre, de Barcelone sous des trombes d'eau (est-ce la fin du monde qui s'annonce ?) à Dublin, d'autant qu'il a la fâcheuse tendance à ressembler à Beckett jeune. Troublant...

Pour traverser le miroir, Riba fera son saut anglais, sa tentation de Venise à lui, avec le fantôme de Paul Auster – et s’on Invention de la solitude comme livre référence. Tout aussi près de Kundera d’ailleurs, il comprend que seule la légèreté lui permettra de contrer la pesanteur de la vie et d’oublier qu’il ne reste plus qu’une grande masse analphabète créée délibérément par le Pouvoir, une sorte de foule amorphe qui nous a tous plongés dans la médiocrité générale. Il faut marcher vite et ne pas penser, seulement consommer et oublier l’esthétique, du temps perdu désormais. Or du temps, il en a à revendre, donc il va prendre le contre-pied de cette immédiateté stupide qui nous pousse à dire et faire n'importe quoi. Il va laisse le temps au temps.

Mêlant adroitement l’érudition, la littérature et le sens du rythme, les images fortes (un tableau qui invective le regardeur – Sors ! – lequel voyage déjà en esprit) et une ambiance étrange, Vila-Matas nous hypnotise à la manière d’un David Lynch – dont le clin d’œil de l’interphone n’échappera pas aux cinéphiles – offrant une lecture délicieusement piquante et stimulante. Un très grand moment littéraire. 

 

François Xavier 

 

Enrique Vila-Matas, Dublinesca, traduit de l’espagnol par André Gabastou, coll. Titres, Christian Bourgois éditeur, juin 2021, 384 p.-, 9 € 

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