De si beaux fantômes

Jean Giraudoux disait mettre dans ses pièces les personnages qu’il aimerait rencontrer dans la vie. Comme on le comprend ! Christian Giudicelli, qui est aussi dramaturge,  après Les Passants et La planète Nemausa, continue la visite de sa vie et de ses rencontres qui en sont tout le sel. Ressusciter les ombres, et surtout la lumière. On commence à vieillir, nous dit-il, avec humour, lorsqu’on se promène dans son passé comme dans un musée de province.
Mais ne vit-on pas aussi, quand on s’est nourri de l’amour des autres, un renouvellement constant de la source ?

Beauté et plaisir ont été les compagnons de route du narrateur, dès ses jeunes années, lorsque le garçonnet étranger dans sa propre famille rêve de partir sur les routes avec le Vitalis de Sans famille. Puis, lorsqu’il voudrait suivre son condisciple somnambule sur les toits du lycée de Nîmes afin qu’il le révèle à lui-même et lui montre le monde à travers ses yeux clos, un pied dans le vide, au bord du gouffre et le cœur dans les étoiles. Il y eu Jacqueline de la librairie Cévenne, qui l’accueillait dans son refuge pour des heures lumineuses de lecture. Puis enfin Claude, le peintre et pianiste follement aimé, qui jouait au jeune homme sagement assis tout contre le piano Rameau, Couperin ou Daquin et qui lui ouvrit les portes de l’amour de la musique. Ensemble ils iront au festival d’Aix-en-Provence en 2 CV, puis ce sera l’échappée à Paris et Pleyel, Gaveau, Garnier. Ce petit piano primordial n’existe plus, la Cèze l’ayant emporté dans sa crue bien des années plus tard en même temps que tous les albums de photographies d’enfance de l’auteur. Ces photos, il s’en moque, mais le piano… Il l’entend encore qui l’appelle parfois depuis l’autre rive de la vie, de ses notes perlées.


Il y aura tellement de rencontres, tellement de corps et de visages aperçus, inoubliés, tant le narrateur rêve de se fondre dans les autres. Le premier baiser de la cousine Luisa à Zonza, en Corse, un été, lors de la projection catastrophique, dans tous les sens du terme, des Dix Commandements de Cecil B. De Mille. Puis un jeune pompier à Saint-Sulpice, le fantôme nordique d’un jeune homme lors d’une tempête en mer, Virginie une étudiante à la Sorbonne, un jeune et beau terrassier à Nice…

D’autres rencontres encore, littéraires ou radiophoniques celles-là : Germaine Beaumont, romancière et jurée Femina, aux remarques volontiers acides, qui animait à la radio Les maîtres du mystère. Roger Vrigny, son maître en radio qui lui ouvrira les portes de son émission Lettres ouvertes, qu’il co-animera avec lui. Aragon croisé la nuit rue de Rennes, vieux dandy au chapeau blanc, qui cueillait sans se cacher les jeunes hommes. Julien Green et son univers à la fois transgressif et suranné. Des garçons lumineux croisés au Maroc aux sourires envoûtants mais aux désirs complexes, souvent touchants. À la demande du père de l’un d’eux, l’auteur acceptera de lui faire découvrir son propre pays avant que son mariage ne le mette en cage à jamais. Et encore Philippe Soupault, Jacques Brosse, René Crevel, et le panthéon de ses auteurs préférés, de splendides marginaux : Pierre Herbart, Goffredo Parise, Frederik Prokosh, William Goyen.
Il y aura enfin la disparition de Claude qui est une de celles dont on ne guérit jamais.

Le temps est un système de pliure que la mort seule peut déplier, nous dit Cocteau. Mais passant à sa guise à travers les miroirs,  Giudicelli sait pourtant déjà que cette jeunesse où l’on était bénie des dieux était en réalité le temps où nous étions nous-mêmes les dieux ! Rien de moins. Faut-il refuser de vieillir ? C’est l’éclatante défaite du personnage masqué de Max Ophüls crée par Maupassant, qui s’agite frénétiquement pour retenir les plaisirs de la jeunesse avant de s’effondrer, vaincu.

L’auteur qui, enfant, faisait sa prière au pied de son lit en suppliant de ne jamais mourir, s’est fabriqué un petit paradis à sa mesure. C’est une île au climat doux où les êtres aimés, ces chers disparus, surgiraient l’un après l’autre d’un beau sfumato du Quattrocento. Le langage articulé n’y aurait plus cours, ce qui est une gageure pour un écrivain et un homme de théâtre. Des spectres jeunes et beaux, radieux, amoureux, y évolueraient. Dès qu’il le désire, il accède en fermant les yeux à ce paradis peuplé d’amis, joyeux fantômes qui n’auraient gardé de la vie que le plus gai, le plus beau. C’est que fait Christian Giudicelli lorsqu’il nous offre le nectar de ses rencontres d’une plume lumineuse et tendre, facétieuse et émue, fermant sa porte à la tristesse et à la nostalgie qui n’ont pas cours chez qui aime tant le riche festin de la vie.

Patricia Reznikov

Christian Giudicelli,  Les spectres joyeux, Gallimard, avril 2019, 210 p.-, 19 €

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