Parachevant l’exposition-événement d’Amiens, ce sublime
catalogue, tout de noir habillé, sous-titré Rétrospection,
anthologie des boîtes, renferme sur du papier glacé l’intégralité des
œuvres de Christian Jaccard, rubrique « nœuds » (ici reposent toutes
les boîtes mais pas toutes les sculptures nouées). Autant dire l’indispensable
utilité qui est sienne, et la place qu’il va occuper aussi bien dans la
bibliographie de l’artiste que dans le Panthéon de ma bibliothèque personnelle,
côté Art…
En effet, ce plasticien déconcertant possède deux cordes à son arc
d’artiste : le génie du feu, et la patience des nœuds. Jaccard est un
amoureux du geste pur, orientant très vite son dessein vers des chemins non
conventionnels, participant mais n’adhérant jamais totalement à un courant
(Support-Surface) pour ne pas se sentir prisonnier : il se focalisera dès
1970 sur le possible d’une corde, sans distinction de matière, d’origine, de
taille, liant, nouant, sculptant chanvre, coton, lin, nylon ou tout autre
matériau qui passe à proximité de ses doigts agiles. D’instinct, il noue,
toujours le même nœud, encore et encore, pour voir, pour tester, pour ouvrir
une voie, un peu à la manière d’Opalka, qui, un nombre puis un autre puis un
autre, toute sa vie, aura continué le même geste, s’aliénant à l’infini pour
mieux stigmatiser la fuite du temps. Jaccard aussi s’intéresse au temps qui
s’écoule, et pour le stopper net, il consumera dès 1971 ce qui pourrait
vieillir, changer, pénétrant au fer rouge, à la poudre lisse, au cordon
d’explosif paraffiné, cette matière insolente qui aurait tendance à vouloir
s’échapper, lui échapper pour s’en aller. Où ? Question sans valeur
puisqu’elle demeurera figée dans des combustions
qui vont asseoir la renommée internationale de cet artiste radical qui n’a que
faire des modes. Ambivalente démarche qui met en lumière le duel intérieur de
l’artiste : Jaccard, jeune, se détourne d’une possible psychanalyse pour
tenter autrement de répondre aux questions qui le tenaillent, et s’impose donc,
plutôt qu’une compagne en pharmacopée, une corde à nouer.
Poursuivre la voie de
la vie en créant, propulsant en matière l’érection d’un désir impossible, la
violence d’une frustration douloureuse et se défouler dans le feu salvateur et
rédempteur pour mieux noircir cette bouffée qui allait tenter de s’échapper.
Crucifiée dans le charbon de la suie pour mieux demeurer à ses côtés,
éternellement brûlée dans l’immobilité d’un devenir interrompu.
Le musée d’Amiens consacra sa dernière exposition aux
célèbres boîtes à outil, déclarations terminales d’un instant inversé :
l’artiste confectionne à l’aide de nœuds une sculpture à vocation technique,
pratique, onirique, esthétique… Une sculpture dans les trente centimètres qui
sera durcie par trempage dans du graphite, puis séchée ou peinte, et rangée
dans une boîte, indiquant alors sa vocation, mais peut-être pas. Car cet art
conceptuel se joue des convenances, Marcel Duchamp n’est pas loin, et
l’imitation ou le détournement offre tout le loisir possible et Christian
Jaccard ne manquant point d’humour, il laisse son imagination avoir recours à
la corde à nœuds et, par tressage, entrelacs et ligature, il domestique le
réel, impose son regard de forme(s).
Œuvre monumentale – on parle ici de plusieurs milliers
d’outils et de plusieurs centaines de boîtes – qui s’article autour de son
noyau central, d’où l’extraordinaire présence de ce plateau central dans le
Grand Salon du musée de Picardie qui donna au spectateur le bonheur d’embrasser
son intégralité. On se souvient que l’on y revint plusieurs fois, tournant et
tournant tel des derviches dans un sens l’autre, scrutant ici, là, un détail,
une forme qui, là-bas n’avait pas le même aspect, la même détermination. Jeu
des couleurs également dans cet assemblage étonnant qui demandait un temps pour
apprivoiser l’étendu du désastre. Toutes ces boîtes ainsi accumulées
seraient-elles un reflet d’une tentative d’autoportrait ? Pourquoi dans
cet ordre et pas autrement ? Capharnaüm symbolique que ce rassemblement qui
ne doit pas faire oublier l’énormité du travail accompli depuis près de
cinquante ans. Une force furieuse mise au service d’un artisanat poétique où
l’ordre caché règne néanmoins et que l’on surprend dès que l’on a su saisir le
fil rouge. Alors se dévidera la pelote que l’on s’amusera à dérouler au fil de
nos regards coquins en quête de trouvailles, mais le pari n’est jamais gagné
tant, dès que l’on pense en avoir fini, tout recommence avec une nouvelle boîte
que l’on n’avait pas, d’emblée, envisagé de cette manière.
Il faut dire que les nœuds compulsifs, systémiques et
concomitants d’un contexte élargi se sont affranchis en outils. Ils prirent
leur autonomie, leurs structures se modifièrent et ils devinrent par ailleurs
des marqueurs de combustion, reconnaît Christian Jaccard dans un entretien qui
ponctue le catalogue.
Nul doute que l’on aura été témoin de quelque chose
d’essentiel.
François Xavier
Christian Jaccard, Signa
Mentis, 150 x 215, relié, 240 illustrations couleur, couverture cartonnée, textes français/anglais, tirage à 700 exemplaires, Bernard Chauveau éditeur, juin 2014, 272 p. – 39,00 €
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le 9 décembre 2015 de 18h à 21h
à la librairie Mazarine, à Paris.
Signature de l'ouvrage et rencontre avec l’artiste Christian Jaccard.