Journal d'un mauvais Français : Christian Millau en campagne

Si son nom est familier à ce qu'il est convenu d'appeler "le grand public", c'est qu'associé à celui de son complice Gault, il a longtemps figuré sur la couverture du guide gastronomique le plus prisé des Français. Mais Christian Millau a d'autres références en matière de littérature. Cet ancien assistant d'Orson Welles a côtoyé les plus grands, de Giono à Céline, de Morand à Vialatte. Des Hussards, Blondin, Nimier, dont il fut le familier, il a conservé le panache. L'insolence. La botte meurtrière du bretteur qui cloue sur place l'adversaire. En l'occurrence, la phrase assassine, le trait qui fait mouche et révèle un sens aiguisé de la caricature.

 

Tout cela implique l'acuité de la vision. Ainsi qu'une allégresse constante. Une légèreté où l'humour prend toute sa place. Le goût du galop - un terme qu'il affectionne, qui revient dans les titres de certains de ses ouvrages. Au total, une bonne douzaine, essais, journaux, souvenirs. La gastronomie y occupe une place de choix, cela ne surprendra personne. Mais la verve de Millau se donne aussi libre cours lorsqu'il aborde quelques autres de ses passions, la littérature et ceux qui la font (rien de plus délicieux, de plus piquant que les chroniques d'humeur qu'il donne au Service Littéraire de François Cérésa) ou l'Histoire. Voire la politique. Les moeurs de son époque qu'il observe avec une gourmandise narquoise. Coups de coeur, coups de gueule et coups de griffe. Rien qui laisse vraiment indifférent cet homme de caractère.

 

Son dernier livre, Journal d'un mauvais Français, qui fait suite au Journal impoli (Le Rocher) publié l'an dernier, couvre la période du 1er septembre 2011 au 1er avril 2012. Autant dire qu'il s'interrompt peu avant l'élection présidentielle dont la campagne préalable lui fournit une trame.

 

Mauvais Français, donc. Millau revendique ce titre. Non sans raison, si l'on s'en réfère à la doxa que les bien-pensants prétendent imposer dans tous les domaines. Opinions, idées, croyances, sentiments (bons, il va sans dire), comportements, rien qui échappe à la vigilance des gardiens du dogme, rien qu'ils ne prétendent régenter. Nul, considéré par eux comme hérétique, qu'ils ne stigmatisent sans états d'âme. Avec une absolue intolérance. La certitude de détenir la Vérité. Le manichéisme érigé en système. De quoi horripiler un amoureux de la liberté.

 

Pas question donc, pour l'auteur de ce Journal, de se plier à leurs ukases. D'abdiquer tout esprit critique. A l'inverse, les donneurs de leçons stimulent son impertinence naturelle. Stéphane Hessel, indigné professionnel, reçoit une volée de bois vert méritée. Comme, du reste, tous les moralistes de la gauche vertueuse, Dominique Strauss-Kahn  en tête.

 

Le gastronome qui sommeille toujours en lui imagine en plats les candidats à la présidentielle, Mélanchon en "tête de veau Louis XVI", Eva Joly, qualifiée ailleurs d'"ayatollah", en "hareng bouffi en habit de verdure". Quant à François Hollande, il le voit en "bouillie de son d'avoine du docteur Dukan et, en douce, une souris d'agneau confite". Pour la bonne bouche, Ségolène Royal se trouve métamorphosée en "soufflé à la carmélite de Notre-Dame-de-la-Compassion". Rien de plus savoureux. Ou de plus indigeste, c'est selon.

 

De ces innocentes plaisanteries, on aurait tort de déduire que l'auteur réserve ses brocards à la gauche. S'il penche pour Sarkozy ("de simples macaronis, comme DSK, mais quand même farcis à la truffe"), on sent bien que c'est faute de mieux. La politique politicienne, ses calculs misérables, ses alliances à la petite semaine et ses coups de poignard dans le dos n'ont, à l'évidence, rien pour le séduire.

 

Au point qu'on en vient à regretter que le diariste, actualité oblige, se concentre, pour l'essentiel, sur les péripéties quotidiennes de la campagne. Il en propose, certes, une lecture souvent aussi perspicace qu'hilarante. Toutefois, c'est lorsqu'il porte son regard sur de plus larges perspectives que son talent d'observateur doublé d'un moraliste prend sa véritable dimension. Peu de travers lui échappent de notre époque affligeante sur bien des points. En quoi il rappelle Philippe Muray - mais en plus bonhomme.

 Un seul exemple : après avoir, à propos de la  trente-huitième édition de la FIAC, ironisé sur l'art "conceptuel" et le jargon des critiques dans le vent, il fait part de ses doutes : "Devant la fabrique planétaire de joujoux qu'est l'art contemporain, je reste là comme une bûche, ne sachant trop si je passe à côté d'un nouveau Michel-Ange ou d'un futur Van Gogh ou si, au contraire, j'ai raison d'avoir très envie de me marrer." Rares, les polémistes assaillis par de tels scrupules. Plus rare encore, l'honnêteté d'en faire part. C'est aussi pour cela que le témoignage de Christian Millau offre bien des charmes.

 

Jacques Aboucaya

 

Christian Millau, Journal d'un mauvais Français. Editions du Rocher, avril 2012. 362 pages, 23 euros.

 

Lire également l'interview de Christian Millau réalisée par Stéphanie des Horts.

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