Ravi de vous avoir rencontré, de Christian Millau : Toute une époque en cent portraits

Existât-il un Prix de Grand Témoin de son époque, c’est à Christian Millau qu’il écherait sans conteste. Il le mériterait, en tout cas. Qui n’a-t-il rencontré au cours de son existence, qui ne fussent des hommes (et des femmes) remarquables, pour reprendre la formule de Gurdjieff ? Son existence, ou plutôt ses existences.  Car il a eu et a toujours, Dieu merci, plusieurs vies. Successives ou concomitantes. Journaliste aux multiples talents et intérêts, grand reporter, historien, chroniqueur judiciaire, gastronome réputé, polémiste redouté, critique littéraire – une fonction qu’il exerce toujours pour le plus grand plaisir de ses lecteurs dans le mensuel de François Cérésa Service Littéraire -, le voici mémorialiste. Les lecteurs de son Journal impoli, ceux de son Journal d’un mauvais Français, entre autres ouvrages « « de haute gresse »,  comme disait Rabelais, connaissent déjà son talent en ce domaine.

 

Sous le titre Ravi de vous avoir rencontré, il rassemble aujourd’hui une centaine de portraits tirés de ses souvenirs. Ils embrassent des domaines divers, celui des « gensdelettres » et celui des artistes, celui des princes de la nuit et celui des acteurs de l’histoire, la grande et la petite. Sans oublier la compagnie des gastronomes et des œnologues, spécialistes des grands vins. Ni, moins fournies, quelques autres catégories, dont celle des génies parmi lesquels il en retient seulement deux, l’un et l’autre dédiés au septième art : Orson Welles et Erich von Stroheim. Ce qui ne signifie nullement que d’autres activités humaines n’en aient pas produit d’autres. Ces pages le démontrent éloquemment.

 

Il serait, certes, tentant et un peu vain, sauf à prétendre appâter ceux qui n’ont pas encore ouvert ce livre, d’énumérer ici tous ceux que Millau évoque plus ou moins longuement. Dont il brosse le portrait sans complaisance, parfois avec tendresse, parfois avec humour, voire une ironie et même une acrimonie toujours réjouissantes. Car il est homme de caractère, appelle volontiers un chat un chat Toujours avec un sens de l’observation en éveil. Apte à saisir, sous le détail, l’essentiel d’une personnalité ou d’une âme. Tel est le propre des grands portraitistes qu’ils ont l’art, d’un coup de pinceau ou d’un trait de plume, de saisir et de traduire l’essentiel. De le rendre d’emblée  perceptible. Christian Millau est de leur parentèle. Si bien que le lecteur va de découverte en révélation pour s’apercevoir, au bout du chemin, qu’il a parcouru, quasiment au galop, comme il sied à un hussard, un bon demi siècle en compagnie de tous ceux qui ont, peu ou prou, marqué de leur empreinte leur domaine d’activité.

 

Parmi ceux-ci, on ne sera pas surpris de rencontrer quelques compagnons chers à l’auteur, les Blondin, Déon, Jacques Laurent et d’autres qui firent passer sur notre littérature un souffle salutaire. Arrêtons-nous sur un cas plus épineux, celui de Louis-Ferdinand Céline, qu’il est toujours de bon ton de prendre avec des pincettes et en se bouchant le nez. Le portraitiste se garde d’entrer dans des querelles dépassées. Il voit, non sans raison, dans l’auteur du Voyage, «  un de nos plus grands auteurs comiques », avec Proust.  Il décrit « le carabin revenu de tout, avec un rire à soulever les couvercles des cercueils. »  Il pose, ce faisant, la question essentielle, rarement abordée : où, chez Céline qui jouait à merveille un personnage entre délire et danse macabre, commençait la comédie et où finissait-elle ? Si cette clé n’ouvre pas toutes les serrures, si elle ne permet pas de percer jusqu’au tréfonds le mystère du génie, du moins dépasse-t-elle les explications manichéennes et réductrices en usage chez les commentateurs qui se muent sans vergogne en procureurs.

 

De la même façon corrige-t-il l’image habituellement donnée de Boris Vian,. Lequel n’avait rien, à l’en croire et en dépit de son Déserteur, d’un artiste engagé (il le rapproche de Brassens, le second, nous permettrons-nous d’aouter, de cent coudées supérieur au premier pour ce qui est de la subtilité… Mais c’est une opinion strictement personnelle.)

 

Certains portraits contiennent leur lot de provocation et leur auteur s’inscrit délibérément contre l’opinion courante. Ainsi de Salvador Dali, « qui a été peut-être le seul à ne pas croire à son génie ».  On apprend ailleurs que Le Corbusier avait pour projet de raser Paris. On découvre un Francis Poulenc bifrons, entre Dieu et le bal des Apaches, à la fois moine et voyou. Un Yves Saint-Laurent espiègle et gentiment crapuleux, à une époque où les homosexuels « ne songeaient pas à nous bassiner avec leur Gay Pride, leur drapeau arc-en-ciel et leurs pétitions. »

 

 Dans d’autres domaines, apparaît touchant le portrait de Germaine Coty, épouse du dernier Président de la IVe, surnommée « Mémé Confiture ». Pittoresque, celui de Jean-Baptiste Doumeng, le « milliardaire rouge ». Qu’il s’agisse de Giscard ou de Sarkozy, le chroniqueur fait preuve d’une lucidité réjouissante. Et les anecdotes qu’il rapporte sur Jean-Marie Le Pen ne sont pas dépourvues de saveur. Pour rester dans la politique, voici la conclusion du texte consacré à Adolf Hitler : « Au fond, nous avons bien de la chance, en France, d’avoir pour prince régnant, à l’heure présente, un pépère en charentaises, aussi porteur de rêves qu’un bec de gaz, qui nous tient à l’abri des coups de foudre. » Telle est la sagesse. Tel est le ton.

 

Jacques Aboucaya

 

Christian Millau, Ravi de vous avoir rencontré, de Fallois, septembre 2014, 315 p., 22 €

Aucun commentaire pour ce contenu.