Christian Oster. Extrait de : En ville


EXTRAIT >

Georges est arrivé avec un gros gâteau. Il est entré dans la pièce, précédé de Paul, qui était allé lui ouvrir, et a posé le carton sur la table où les verres étaient disposés pour l’apéritif. C’est après qu’il nous a salués, William et moi, une fois débarrassé de son carton qu’il avait tenu devant lui à deux mains, comme si, de la pâtisserie où il l’avait acheté jusqu’à l’appartement, il l’avait déplacé tel quel, à seule fin de le poser sur la table. Évidemment, il avait libérer une de ses mains pour faire le code, pousser la porte de l’immeuble, tirer celle de l’ascenseur, presser le bouton de la cabine et celui de la sonnette, mais enfin ce n’est pas l’impression qu’il avait donnée en entrant dans la pièce, il avait plutôt eu l’air emprunté, encombré de son gâteau depuis le départ, incapable, en réalité, de l’avoir jamais tenu d’une main – ce qui eût été, à la réflexion, peut-être impossible, pour autant que le carton eût manqué de rigidité et qu’il eût risqué, sous la pression de son pouce, de s’écraser sur le gâteau, lui-même éventuellement mou, avec de la crème, à moins qu’il ne se fût agi d’une mousse, avec cette manie qu’ils ont tous maintenant de faire des mousses, ai-je songé. Toujours est-il qu’à présent Georges avait posé le gâteau, un assez gros gâteau, semblait-il, et qu’il nous saluait, William et moi. Nous nous étions levés et, l’un après l’autre, lui tendions la main, disant ça va? comment ça va, Georges? alors quoi de neuf depuis tout ce temps? Assieds-toi, a toutefois enchaîné Paul avant qu’il ait eu le temps de répondre, tu bois quelque chose? Et vous? a dit Georges. Du vin, a dit Paul. Alors, du vin, a dit Georges, et il s’est assis.

 

On a repris nos places, Paul, William et moi, cependant que Louise revenait de la cuisine, embrassait Georges, qui se relevait, sur quoi Louise s’est assise, en même temps que Georges se rasseyait, et Paul a servi le vin. On a levé nos verres, Paul a dit à nous, non? et on a tous repris à nous, sans vraiment se regarder, on devait tous penser à Georges, qui n’était pas uniquement venu avec son gâteau en le tenant à deux mains, il était venu seul, aussi, sans Christine, depuis qu’on le connaissait on le connaissait avec Christine, or Christine n’était pas là, peut-être allait-elle le rejoindre plus tard, ce n’était pas impossible, mais personne n’osait poser la question. Et alors? a dit Georges. On a pensé à Hydra, lui a répondu Paul, tu vois c’est? Non, a dit Georges, mais on avait parlé de la Toscane, au départ, depuis six mois je m’étais mis en tête la Toscane, moi. C’est très beau, est intervenue Louise, la Toscane, mais Paul a pensé qu’en définitive on n’avait pas la mer là-bas, que c’était un peu bête de ne pas avoir la mer. Quitte à partir, a ajouté Paul. Oui, peut-être, a dit Georges, peut-être, et il a eu l’air songeur. Je m’étais quand même fait à l’idée de la Toscane, a-t-il repris. Mais je m’en fous, a-t-il précisé, Christine et moi on s’est séparés, et je m’étais fait à lidée de la Toscane avec elle, sans elle évidemment à la réflexion pourquoi pas ce truc, là. Comment tu dis, déjà? Hydra, a dit Paul. C’est une île, non? a fait Georges. Oui, a dit Paul. Tu n’as rien à grignoter? a demandé Georges. Désolé, a dit Paul. On a peut-être des olives, a dit Louise, je vais voir. Elle s’est levée, et on a tous attendu qu’elle revienne avec des olives, ou qu’elle revienne sans olives, toute la question provisoirement s’était reportée sur cette histoire d’olives, à propos de quoi on se taisait, mais il y avait, à l’intérieur de ce silence, imbriqué en quelque sorte dans ce silence, en partie recouvert par lui, le silence sur le quand, le pourquoi et le comment de la séparation de Georges d’avec Christine, et, bien sûr, si c’était gênant de relancer Georges à ce sujet, c’était également gênant de ne pas le faire. On attendait, en fait, que Louise revienne, avec ou sans olives, après quoi on verrait pour ce qui était de relancer Georges. Louise est revenue avec un ramequin empli d’olives vertes, apparemment fourrées, qu’elle a posé sur la table. Ah, génial, a dit Georges, et il a pris deux olives, qu’il a entrepris de mâcher. Qu’est-ce qui s’est passé avec Christine? lui a demandé Louise tout à trac, et je l’ai trouvée franche, courageuse, comme à l’accoutumée. Depuis quand vous? a-t-elle ajouté sans finir cette seconde phrase, mais tout le monde a bien vu que, profitant d’avoir pris la parole, elle groupait les questions. Je crois qu’il n’y a rien à dire, a répondu globalement Georges en reprenant deux olives, ça remonte à trois semaines. On devait partir quand, au fait ? Donc, on n’en parle pas, a dit Louise. Peut-être pas maintenant, a dit Georges en reprenant encore deux olives et en repoussant le ramequin. D’accord, a dit Louise. Paul a pris une option pour dix jours en juillet, comme prévu. Pas en Toscane, c’est vrai. On a essayé de te joindre pour te prévenir. En fait, on s’inquiétait un peu. Je n’ai pas appelé, a reconnu Georges. Vous vous doutiez de quelque chose? Pas spécialement, est intervenu William. De toute façon, on s’appelle quoi? Cinq fois par an? Un peu plus quand même, a dit Georges. Ce qui est plus étrange, c’est qu’on ne se voit pas. On s’est vus au réveillon, a dit William. Avec pas mal d’autres, ai-je dit. Georges a raison. On se voit peu et on part en vacances ensemble. Du moment que ça se passe bien, a dit Paul. C’est juste, ai-je dit. On peut peut-être aller dîner, a proposé Louise. Vous gardez vos verres?

 

On s’est levés avec nos verres, William un peu moins vivement que les autres. William était plus âgé que nous, depuis un an ou deux il avait grossi, il respirait mal, il ne pratiquait aucun sport. Il avait tout de même acheté un vélo d’appartement qu’il avait presque aussitôt revendu pour des raisons de place. Il habitait un petit deux-pièces au quatrième étage sans ascenseur où nous n’étions jamais montés, pas plus, du reste, qu’il n’était venu chez moi ni chez Georges. Nous nous retrouvions irrégulièrement chez Louise et Paul, où nous échangions des propos assez peu personnels, qui s’articulaient autour de nos vacances. Nous partions ensemble depuis trois ans et ignorions presque tout de nos vies avant cette date, excepté pour William, qui nous a rejoints avec son verre alors que nous étions déjà dans la cuisine. Louise et Paul habitaient un appartement spacieux qu’ils avaient choisi à cause de cette cuisine. Elle était grande, avec des tomettes et deux fenêtres à croisillons. On leur enviait leur cuisine, William, Georges et moi. Georges, d’après ce que nous en savions, avait l’air bien logé mais il devait avoir une petite cuisine. Quant à moi, je vivais dans un rez-de-chaussée sombre dont je souhaitais partir et ma cuisine n’avait pas de fenêtre. En vérité, de l’appartement de Louise et Paul, nous ne connaissions que la cuisine et le salon. Nous savions qu’ils avaient deux chambres, où nous n’avions jamais mis les pieds.

 

Louise, en quittant le salon, avait pensé à emporter le gâteau. Georges, dans la cuisine, lui a indiqué qu’il convenait de le mettre au frais. Le problème, c’est que, dans leur grande cuisine, Louise et Paul n’avaient pas de grand réfrigérateur. Ils avaient un réfrigérateur de taille moyenne, et il était plein. Louise a entrepris de le vider et d’en modifier le rangement. On a patienté. Quand elle a eu fini, Georges regardait par la fenêtre, qui donnait sur la cour. On s’est mis à table avec nos verres, et Louise nous a apportés des artichauts à la grecque. Elle a dit que c’était de circonstance, mais que là-bas on se nourrirait moins bien, qu’on mangerait essentiellement du poulpe et des salades de tomates avec un gros morceau de féta posé dessus. Et de la moussaka, a-t-elle dit. À l’intention de Georges, Paul a suggéré qu’on regarde après le dîner où se trouvait Hydra sur la carte et qu’on aille sur Internet voir les photos de la maison. Il a parlé un peu d’Hydra, qui est une île avec un port du même nom et où on ne se déplace qu’à pied ou sur des ânes. La maison sur laquelle il avait mis une option n’était pas au port mais dans un village distant de quelques kilomètres où on se rendait du port par bateau-taxi. Toute l’île est plutôt montagneuse, mais on était à deux minutes de la première plage. L’eau a l’air très claire, a-t-il précisé. Évidemment, a-t-il ajouté, c’est plein de monastères.

 

Depuis le début, ça me paraissait bien. J’avais quand même un peu peur de la montagne. William aussi. Pas pour les mêmes raisons. La montagne m’angoisse, William, lui, montait déjà ses quatre étages tous les jours et ce qu’il envisageait, c’était de passer ses vacances sur du plat. En même temps, l’aspect montagneux, on en avait déjà parlé et il n’avait avancé aucun argument contre. On savait que de toute façon il se limiterait au littoral. À la rigueur, il voulait bien louer des ânes pour grimper. Quoi qu’il en soit, en gros, depuis toujours, il suivait. La Corse, Malte, il avait été là avec nous. William était un vieil ami de Paul, il avait enterré ses deux dernières femmes et vivait solitairement tout au long de l’année. Il avait été dentiste et avait tout plaqué pour la peinture. La peinture n’avait pas marché et il s’était lancé dans la chanson à l’époque des quarante-cinq tours. Il en avait enregistré deux, avait gagné pas mal d’argent et vite compris qu’il n’en gagnerait pas davantage. Il l’avait placé et avait rangé sa guitare. Il avait rencontré ses deux femmes ensuite. William était quelqu’un de lucide, qui avait vécu intensément mais dont la santé fléchissait. Ses deux deuils successifs l’avaient perturbé. En vacances, on était là, présents, mais le reste du temps on ne savait pas comment il vivait son isolement. On ne lui connaissait plus de femmes. Il n’en parlait pas, en tout cas. Et on ne lui demandait rien parce qu’il souriait. Il avait une sorte de gentillesse désarmante, et toujours ce sourire aux lèvres qui ne trompait personne mais qui nous empêchait de le brusquer. Quand on se promenait, on avait peur qu’il tombe. Il était très lourd. Curieusement, il nous apaisait. Le reste de l’année, on craignait de prendre de ses nouvelles.

 

Georges, c’était différent, sa séparation d’avec Christine nous prenait de court, mais c’était un garçon enjoué. Séducteur, hyperactif. Il travaillait dans un journal financier et vivait depuis quatre ans avec Christine. On savait que ni lui ni elle n’étaient d’une fidélité exemplaire, mais ils semblaient tous deux avoir trouvé une sorte d’équilibre, fondé sur une complicité qui n’excluait pas la dissimulation. Un jour, au milieu de leur histoire, d’après les aveux de Georges, ils étaient tombés d’accord pour se mentir. Évidemment, on avait trouvé ça fragile, mais ce qui nous avait abusés jusqu’ici, c’était leur totale absence de frictions. Ils s’entendaient à merveille, et on les avait surpris plusieurs fois en train de rire ensemble.

Ça s’était bien passé en Corse. J’avais sympathisé avec William. Il était moins gros à l’époque, on rentrait sans problème de la plage. Il m’avait appris ses chansons, que je n’avais jamais entendues. Christine avait tenté de me séduire une fois sans succès. Georges ne s’était douté de rien et de toute façon Christine s’était reportée ailleurs. Parfois, elle partait seule. Je l’avais surprise à l’occasion sur la plage, à deux cents mètres de notre groupe. Je crois qu’avant même d’user du charme de sa conversation, qui pouvait être prenante – elle avait notamment de solides notions d’histoire de France –, elle testait son physique. Elle avait peu de défauts de ce côté mais doutait. Parfois, elle pleurait à table. Elle invoquait des choses du passé, dont elle ne révélait rien mais dont elle nous disait qu’elles resurgissaient. Puis elle reprenait du dessert.

 

Malte, ç’avait été bien aussi. Christine s’était calmée. Georges resplendissait, je les entendais parfois faire l’amour. William avait grossi, il faisait beaucoup de siestes. Paul, je n’en ai pas encore parlé mais, depuis la Corse et même depuis le premier soir chez lui, c’était un mystère. Je ne comprenais pas ce que Louise lui trouvait exactement. C’était un garçon intelligent, vif, qui lisait énormément, mais que je n’arrivais pas à cerner. Il était médecin et ne parlait jamais de son métier. Quand le besoin s’en faisait sentir, on hésitait à lui demander conseil. Par chance, aucun d’entre nous n’avait été malade en sa présence.

 

Louise restaurait des meubles. Elle n’aimait pas ça. Ce qu’elle voulait, c’était étudier, s’inscrire à la fac. Elle réfléchissait à des méthodes pour y arriver. Elle lançait des idées susceptibles de lui rapporter de l’argent qu’elle abandonnait aussitôt. Paul, de son côté, en gagnait pas mal mais ce n’était pas la raison qui l’avait rapprochée de lui. Louise aimait l’univers de la médecine et, apparemment, chez le médecin qu’était Paul, le décalage entre le sérieux de sa profession et l’espèce d’éparpillement qui le caractérisait dans la vie. Paul était en effet éparpillé. Il s’intéressait à tout mais ne s’arrêtait nulle part. Il ne lisait pas seulement de façon boulimique, il parlait beaucoup aussi, et jamais des mêmes choses. En fait, il était comme quelqu’un qui bouge tout le temps et qu’on ne parvient pas à fixer. Disons qu’il était flou.

 

J’étais flou aussi. J’étais moins agité. Je suppose que tout ça devait se voir. J’avais plusieurs vies derrière moi qui s’étaient défaites. Je n’avais gardé aucun lien avec elles et mes meilleurs amis étaient partis ou morts. Les autres étaient perdus de vue. J’avais des responsabilités éditoriales dans une grosse maison où je publiais des textes de vulgarisation scientifique et ça me plaisait. De temps à autre, je rencontrais une femme qui m’accompagnait un bout de chemin. Parfois, c’était moi qui l’accompagnais. À un moment, l’un ou l’autre se lassait. J’avais pas mal d’habitudes auxquelles je ne voulais pas renoncer. Des habitudes et des goûts. J’entretenais un certain temps l’illusion de les partager puis j’abandonnais. Comme je l’ai dit, on abandonnait aussi en face. Il n’y a évidemment pas que les goûts et les habitudes. Il y a la sidération. Je n’étais plus sidéré. La beauté me semblait une valeur ancienne. En art, c’était autre chose. Mais je n’aimais pas aller seul dans les expositions.

 

Mon dernier ami en vie, Jean-Claude Janssen, m’avait fait rencontrer Paul et Louise. En fait, c’est lui qui devait partir avec eux en Corse. Il était mort avant. On était tous un peu âgés. Ce n’était pas pour honorer son souvenir que je l’avais remplacé. Dans la maison que Louise et Paul avaient louée, il restait une chambre. Ils me l’ont proposée. Ils avaient dû me trouver sympathique. Je suis plutôt gentil avec les gens. J’arrive à les distraire un peu, notamment en leur parlant d’astrophysique. Je ne partais plus en vacances depuis des lustres. Exceptionnellement, cette année-là, j’ai eu une appréhension à la perspective de rester tout l’été à Paris. Je ny connaissais plus personne à lexception dun collègue et dune ou deux femmes avec qui je navais pas davenir. Tous de toute façon partaient, et je manque de curiosité pour les touristes. J’ai accepté. J’ai prévu d’emporter des livres. J’ai pas mal lu en Corse. Il y a eu William, aussi. Et les autres. Ils se sont montrés amicaux. En un sens, j’ai eu l’impression d’être recueilli. L’année suivante, la tentation m’est venue de me désister. Je n’étais pas très chaud pour Malte. Je n’aimais pas le drapeau. En outre, j’avais le vague projet de renouer avec l’été parisien. Les quartiers vides, la solitude flagrante aux terrasses des cafés, les gens qui continuent à emplir leur coffre sous votre nez et à partir, les commerçants fermés, le soleil qui se reflète dans les bassins. Ils avaient insisté, j’avais manqué de courage. Je n’avais rien regretté. D’autant que lorsque je suis rentré, le sept août, l’été n’était pas fini. J’avais eu le temps de me féliciter du calme, de voir de vieux films qui repassaient à midi au quartier Latin et de penser à ma vie, qui m’avait paru courte et lente.

 

Louise n’avait pas conçu de menu grec. Après les artichauts, on a eu du poulet. Un bon poulet rôti avec du riz et de la sauce. Je me nourrissais mal dans l’ensemble. J’ai bien mangé. William, trop. Georges lui a suggéré d’attendre avant de se resservir. Paul n’a rien dit, William aurait pu mourir étouffé, je me demande s’il aurait bougé de sa chaise. Il s’était lancé dans un de ses monologues. Je ne sais plus par quel biais il en était arrivé à Henri VIII et à la décapitation d’Ann Boleyn. À l’épée, a-t-il rappelé. J’étais en train de mordre dans une aile. Malgré le conseil de Georges, William s’est resservi. Arrête, lui ai-je dit. Moi aussi, d’ailleurs, tu vois, j’arrête, et j’ai reposé mon aile. Je sors quand même le fromage? a demandé Louise.

 

On est passés directement au gâteau. Je vous préviens, a dit Georges, comme Louise ouvrait le réfrigérateur, c’est une mousse. Louise a ouvert le carton et a posé le gâteau sur la table. Il était rose. Ah, a dit Paul, c’est à base de fruits rouges. Tu n’aimes pas? a dit Georges. Si, si, a dit Paul. Je me demande simplement quels fruits rouges. Alors? a questionné Georges avec malice. Je me suis demandé si finalement il se remettait si mal de sa séparation. Fraise, a dit William. Groseille, a dit Paul. Comme dans les fruits rouges strictement rouges il restait framboise, on a laissé la parole à Louise, qui a souri, n’a rien dit et a découpé le gâteau. C’était légèrement gélatineux. On a complimenté Georges. Plus tard, Paul a demandé si quelqu’un voulait du café ou quelque chose. Je lui ai demandé s’il avait du déca, je savais que non. Mais il ne se souvenait plus que je le savais. Ah non, pas de déca, a dit Paul. Alors un café léger, ai-je dit. J’ai été le seul à en prendre. Paul, qui avait abandonné Henri VIII pour Charles X, s’est interrompu au milieu d’une phrase et a proposé qu’on retourne au salon pour aller sur Internet. On s’est tous levés et on a attendu là-bas que l’ordinateur s’ouvre. On a vu les photos de la maison, une maison neuve avec des meubles neufs, dans le style local mais sans la patine, évidemment, puis des photos d’Hydra, et ça n’avait pas l’air mal. Mais ça manquait de plans moyens. On n’a pas pu se faire une idée précise de la partie de l’île où on devait séjourner. On a été obligés de se l’imaginer. Personnellement, je voyais ça enclavé. J’ai quand même demandé si, d’après eux, ça ne l’était pas trop. Paul et Louise ont tenté de me rassurer sur ce point. William a dit que lui n’était pas inquiet. En fait, est intervenu Georges, je ne vois pas pourquoi ce serait enclavé. Il avait l’air détendu, maintenant. Peut-être qu’il composait. Ou alors il allait déjà mieux. Après tout, nous le connaissions peu. Il était peut-être bizarre. En vacances, en tout cas, il avait toujours été normal. Exagérément curieux, sans doute. Et collectionneur. Il ramassait beaucoup de cailloux. Paul l’avait rencontré dans une gare un jour de grève, six mois avant la Corse. Aucun des deux ne partait très loin, en tout cas aucun n’était parti, et, m’avait raconté Paul, après que Georges dans la foule lui eut marché sur un pied, ils avaient parlé de départs, de destinations chaudes. Ils avaient échangé leur téléphone. Paul et Louise avaient un certain nombre d’amis avec qui ils ne s’entendaient pas si bien, qu’en tout cas ils ne supportaient qu’à petites doses, et Georges, avec Christine, s’était joint à eux pour la Corse. Voilà.

 

© Éditions de l’Olivier

© Photo : Patrice Normand

 

 

Quatrième de couverture >

« Georges est arrivé avec un gros gâteau. Il est entré dans la pièce, précédé de Paul, qui était allé lui ouvrir, et a posé le carton sur la table où les verres étaient disposés pour l’apéritif. C’est après qu’il nous a salués, William et moi, une fois débarrassé de son carton qu’il avait tenu devant lui à deux mains, comme si, de la pâtisserie où il l’avait acheté jusqu’à l’appartement, il l’avait déplacé tel quel, à seule fin de le poser sur la table. »

Quelques jours après le dîner au cours duquel cinq amis ont fixé la destination de leurs vacances d’été, des événements parfois ambigus viennent perturber leur existence : Georges (qui vient d’être quitté) tombe amoureux, William (qui habite en face d’un hôpital) fait une embolie pulmonaire, Paul et Louise envisagent de se séparer (mais pas avant la fin des vacances) et Jean apprend qu’il attend un enfant (d’une femme qu’il n’aime pas). Le projet de départ n’en est pas moins maintenu, auquel on n’ose plus trop faire allusion.

Le désordre semble être le moteur de ce roman où le passage du temps inquiète, où la mort et l’humour rôdent, où ce qui advient oblige à des glissements, à des aménagements, à des choix opérés dans l’urgence. Christian Oster saisit ses personnages à l’instant précis où leur vie bascule et les précipite face à eux-mêmes.

 

Christian Oster a publié quinze romans, dont Mon grand appartement (prix Médicis 1999), Une femme de ménage (2001, porté à l’écran par Claude Berri), Dans la cathédrale (2010), parus aux Éditions de Minuit, et Rouler (2011), paru aux Éditions de l’Olivier.

 

Pages choisies par Annick Geille

 

Christian Oster, En ville, Éditions de l’Olivier, janvier 2013, 173 pages, 18 €

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En ville a été réédité par les éditions Points en janvier 2014. A cette occasion, notre site en propose une critique.